L’imagination et le savoir

Introduction :

Toutes les époques de l’histoire humaine sont des époques d’invention, de découverte et de création. La différence entre la Renaissance et le début de l’époque moderne, d’une part, et les autres époques, d’autre part, se joue essentiellement sur le rôle qu’occupe l’imagination dans l’élaboration du savoir en général et dans celui du savoir scientifique en particulier. En effet, loin d’être écartée des entreprises scientifiques en tant que puissance totalement irrationnelle et contre-productive en matière de savoir, ou en tant que « folle du logis » pour reprendre l’expression de Malebranche, l’imagination est souvent intégrée dans les démarches heuristiques, c’est-à-dire les recherches consistant à découvrir, à trouver (« Eurêka », disait Archimède) de nouvelles réalités et de nouveaux éléments de connaissance.

L’imagination s’entend en deux sens.

  • Elle est imagination reproductive, c’est-à-dire faculté de conserver sous forme d’images mentales des objets de la perception ; elle s’assimile alors au souvenir.
  • Mais elle est aussi et surtout imagination créatrice, c’est-à-dire faculté d’inventer mentalement et matériellement (par un texte, une œuvre d’art ou un objet, comme les maquette d’engin de Léonard de Vinci) des représentations ou des constructions qui, jusque-là, n’existaient pas.
  • En ce sens, la fiction, en tant qu’œuvre de création, tient une place importante dans l’imagination, y compris comme moteur de la découverte scientifique.

Dès lors, bien que la découverte implique que l’on trouve une chose qui existait déjà, avant même qu’on la connaisse, alors que la création signifie qu’on fait advenir une chose qui, avant cela, n’avait pas de réalité, faut-il toujours opposer découverte et création ? Il s’agira ici de mettre au jour le rôle de l’imagination dans la découverte scientifique et de montrer comment la fiction peut se faire outil du savoir.

L’imagination scientifique

Francis Bacon est représentatif de cette imagination scientifique, qu’il développe dans deux ouvrages majeurs, le Novum Organum et La Nouvelle Atlantide.

Portrait de Francis Bacon Portrait de Francis Bacon

Francis Bacon (1561 à 1626), est un scientifique, philosophe et homme politique anglais. Il est considéré comme un précurseur de la pensée scientifique moderne.

Le Novum Organum expose et valorise des nouvelles méthodes scientifiques, alors que La Nouvelle Atlantide est une utopie.

Dans le Novum Organum, Bacon est réaliste et empiriste : il préconise d’étudier le monde tel qu’il est, dans sa réalité même, par l’observation et l’expérience des faits.

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Définition

Empirisme :

L’empirisme est une doctrine qui consiste à connaître le réel en se fiant d’abord aux sens, et à notre expérience des choses, avant l’usage de la raison théorique. Pour l’empirisme en effet, l’expérience est première : c’est d’elle, et non de la raison, que découlent toutes nos connaissances. Il faut donc d’abord expérimenter et observer pour pouvoir connaître.

  • En ce sens, l’empirisme se distingue du rationalisme.

En revanche, dans l’utopie de La Nouvelle Atlantide, Bacon imagine un monde qui n’existe pas et ne pourrait exister. Un idéal social qui n’existe nulle part.

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Définition

Utopie :

Le mot « utopie » vient du grec « u- » qui a la valeur du a (alpha) privatif, et de topos, le lieu. Une utopie est donc un genre littéraire qui invente une société idéale et « sans lieu », qui n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera probablement jamais, en aucun endroit.

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À retenir

Dès lors, la question est : à quoi sert une utopie ? Comment cette démarche utopiste se concilie-t-elle avec la démarche proprement scientifique de Bacon ? Et comment ces deux approches, de prime abord antagonistes, deviennent finalement deux moments constitutif de la science ?

La Nouvelle Atlantide, paru en 1627, décrit l’île imaginaire de Bensalem, gouvernée par « La Maison de Salomon », une société savante, scientifique et philosophique. Le corps des savants est un corps social en soi. La Maison de Salomon légifère et fait exécuter ses règles dont la première est le partage du savoir : les savants ont pour obligation de transmettre leurs découvertes à l’État. De plus, le savoir y est défini comme la capacité à séparer le vrai du faux, ainsi que la connaissance scientifique de la croyance religieuse.

  • Par exemple, il s’agit de ne pas confondre une loi de la nature avec un miracle divin.

Il faut également souligner que Bensalem se coupe de tout commerce de marchandises et de biens matériels avec reste du monde.

  • Seuls les savoirs font l’objet d’un échange.

Certains spécialistes considèrent que des scientifiques auraient influencé Bacon, comme Bernard Palissy et ses travaux, ou encore Cornelis Drebbel, physicien hollandais, et son laboratoire. Par ailleurs, Bacon aurait écrit son livre avec l’intention de convaincre Charles Ier, roi d'Angleterre, du bien fondé d’un financement permettant la mise en œuvre d’un institut des sciences et des techniques. En outre, l’ouvrage aurait inspiré la création, en 1660, de la Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge (Société royale de Londres pour le progrès des connaissances en sciences naturelles).

  • On voit bien ici l’utilité possible de l’utopie de Bacon pour la science.

Sur le plan du contenu même, La Nouvelle Atlantide donne plusieurs exemples de possibilités scientifiques et techniques qui, à l’époque, relèvent de la fiction scientifique, et correspondent à des réalités technologiques d’aujourd’hui. Imaginer constitue alors une véritable démarche heuristique (c’est-à-dire qui sert à la découverte) pour la science et la société. Dans le passage qui suit, Bacon apparaît comme un pionnier théorique du transgénisme, technique qui consiste à fabriquer de nouvelles espèces vivantes à partir de la manipulation génétique d’espèces existantes.

« Nous avons encore des méthodes pour produire différentes espèces de plantes, sans être obligé de les semer, et par la seule combinaison de terres de différentes espèces. Nous en avons aussi pour produire des plantes nouvelles, et tout à fait différentes des espèces connues. Enfin, nous parvenons à transformer les arbres ou les plantes d'une espèce, en végétaux d'une autre espèce.
Nous avons aussi des parcs et des clos où nous faisons nourrir des animaux terrestres et des oiseaux de toute espèce. Or, si nous les nourrissons, ce n'est pas à titre de rareté, et simplement pour satisfaire une vaine curiosité ; mais afin de ne pas manquer de sujets pour l'anatomie comparée. Car nous ne hasardons aucune opération sur le corps humain, sans en avoir fait et réitéré fréquemment l'essai sur ceux des animaux ; expériences qui nous présentent quelquefois des résultats fort extraordinaires ; par exemple, nous voyons des animaux qui continuent de vivre, quoique même après la destruction ou l'amputation de telle de leurs parties que vous regardez comme essentielle à la vie ; et d'autres que nous rappelons à la vie, quoi qu'ils soient dans un état où vous les jugeriez tout à fait morts, etc. Nous faisons aussi sur les animaux, l'essai de différentes espèces de poisons, comme nous faisons sur eux l'essai des opérations chirurgicales, ou des remèdes propres à la médecine. Nous parvenons quelquefois, par le moyen de l'art, à leur donner une taille plus grande, et surtout plus forte que celle qu'ils ont ordinairement, et quelquefois aussi arrêtant l'accroissement des animaux, nous les réduisons à une taille extrêmement petite, et nous en faisons des espèces de nains. Nous rendons les uns plus féconds qu'ils ne le sont naturellement, et les autres moins féconds, ou même tout à fait stériles. Nous savons produire les variétés les plus singulières dans leur couleur, leur figure, leur tempérament, leur folie, leur activité, etc. en faisant accoupler des individus d'espèces différentes, et croisant ces espèces en mille manières. Nous en produisons de nouvelles dont les individus ne sont pas inféconds, comme on croit parmi vous qu'ils doivent l'être. Nous faisons naître de la seule putréfaction, des serpents, des vers, des mouches et des poissons d'une infinité d'espèces différentes, et parmi les individus ainsi engendrés, quelques-uns sont des animaux parfaits, ayant un sexe très distinct et la faculté de se multiplier par voie d'accouplement. Or, tous ces résultats, ce n'est point par hasard que nous les obtenons, mais nous savons d'avance quel sera le produit de nos opérations ; nous pouvons dire avec certitude, qu'en combinant ensemble telles espèces de matière et par tel procédé, nous produirons telle espèce d'animal. »

Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, trad. Antoine de La Salle.

Toutefois, la dimension éthique et les réflexions sur la valeur, la portée et les conséquences possibles de telles recherches semblent être mises de côté.

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À retenir

Dans son Novum Organum, Bacon considère que « l’effet d’un charme » envers la culture antique et son autorité a empêché la science de progresser. Mais une question doit être ici posée :

  • tout progrès technique est-il en même temps un progrès moral ?

L’humanisme repose notamment sur le retour à la culture antique.

  • La science de Bacon serait-elle alors un antihumanisme ?
  • Et cette autre fascination, « l’effet du charme » pour la science, n’empêche-t-elle pas parfois de conserver la sagesse du Pantagruel de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ?

Le statut des objets du savoir et des théories : le contre-exemple de la folie

Dès lors, la science peut-elle être un humanisme ?
Si la science s’occupe de l’homme et le prend pour objet, peut-on alors parler d’humanisme scientifique ?
De la même manière, une théorie scientifique sur l’homme est-elle nécessairement une théorie humaniste ?

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À retenir

Pour traiter cette question, l’exemple de la folie comme concept scientifique semble intéressant en ce que sa représentation opère un virage entre la Renaissance et l’époque moderne.

Michel Foucault, dans Histoire de la folie à l’âge classique, a montré comment le fou était, jusqu’au XVIe siècle, un être social, intégré dans l’ordre public, et a été considéré ensuite comme un être pathologique, dangereux, qu’il fallait mettre à l’écart et même enfermer. À la fin de Moyen Âge et à la Renaissance, le fou est une personne inquiétante, en témoignent les nombreuses représentations littéraires et picturales.
Dans le livre La Nef des fous de Brant, les fous sont paradoxalement bibliomanes (fous de livres) et en quête de sagesse.
Dans les tableaux de Jérôme Bosch, L’extraction de la pierre de folie et La nef des fous, là encore, la folie est à la fois sociale et inquiétante.

  • Dans le tableau de gauche, le fou est « dans la société » : médecin portant un entonnoir sur la tête, prêtre buveur ou religieuse à l’énigmatique livre en équilibre sur sa tête.
  • Dans le tableau de droite, la nef symbolise l’humanité et son naufrage à venir.

L’extraction de la pierre de folie, Jérôme Bosch, entre 1494 et 1516, huile sur panneau de bois, 47,5 × 34,5 cm, musée du Prado, Madrid L’extraction de la pierre de folie, Jérôme Bosch, entre 1494 et 1516, huile sur panneau de bois, 47,5 × 34,5 cm, musée du Prado, Madrid

La nef des fous, Jérôme Bosch, entre 1494 et 1510, huile sur panneau de bois, 58 × 32,5 cm, musée du Louvre, Paris La nef des fous, Jérôme Bosch, entre 1494 et 1510, huile sur panneau de bois, 58 × 32,5 cm, musée du Louvre, Paris

Pour autant, le fou vit parmi nous. Il parle, directement par lui-même mais aussi par l’intermédiaire des artistes.

L’âge classique les réduira au silence : on ne parle plus autant du fou et le fou ne nous parle plus autant. La justice les enferme dans des centres où fous, délinquants, oisifs et marginaux sont confondus. Puis, à la fin du siècle des Lumières, la folie devient une maladie mentale : après avec été jugé et traité par l’administration publique pour des raisons d’ordre social, le fou l’est alors par la science, pour des raison médicales.

Dans ce mouvement, si les comportements changent, les mêmes questions persistent : qu’est-ce que la folie ? À quoi est-elle due ? Est-elle contagieuse ? Et surtout : qui est fou ?

Pour Érasme, le fou n’est pas toujours celui qu’on pense, signe d’une certaine relativité et indétermination de ce concept. Dans son Éloge de la folie, Érasme a une idée simple et très efficace : faire parler la folie pour qu’elle nous dise qui elle est.

Érasme (1467 à 1536) est un philosophe originaire des Pays-Bas, penseur humaniste, théologien et chanoine régulier de saint Augustin (les chanoines réguliers de saint Augustin sont des clercs vivant en communauté dans un monastère). Le programme européen d’échanges étudiants « Erasmus » porte son nom, en hommage à cette figure majeure de la culture européenne.

Portrait d’Érasme par Hans Holbein Portrait d’Érasme par Hans Holbein

« C’EST LA FOLIE QUI PARLE
I. — Les gens de ce monde tiennent sur moi bien des propos, et je sais tout le mal qu’on entend dire de la Folie, même chez les fous. C’est pourtant moi, et moi seule, qui réjouis les Dieux et les hommes. Aujourd’hui même, la preuve en est faite largement, puisqu’il m’a suffi de paraître devant ce nombreux auditoire pour mettre dans tous les yeux la plus étincelante gaîté. Tout de suite, votre visage s’est tendu vers moi et votre aimable rire m’a applaudie joyeusement. Tous, tant que vous êtes, je vous vois, ivres du nectar des dieux d’Homère, mêlé toutefois d’un peu de népenthès1, alors qu’il y a un instant vous étiez assis, soucieux et tristes, comme des échappés de l’antre de Trophonius2.
Quand le beau soleil révèle à la terre sa face dorée, ou quand, après l’âpre hiver, le doux printemps revient et souffle les zéphyrs, tout change d’aspect dans la nature, tout se rajeunit de couleurs nouvelles ; de même, dès que vous m’avez vue, votre physionomie s’est transformée. Ce que des rhéteurs, d’ailleurs considérables, n’obtiennent par leurs discours qu’à grand effort de préparations, c’est-à-dire chasser des âmes l’ennui, pour y réussir je n’ai eu qu’à me montrer. »_

Érasme, Éloge de la folie, trad. Pierre de Nolhac.

1 Plante carnivore.
2 Architecte légendaire, héros et oracle de la mythologie grecque. Son antre est le lieu où il faisait ses prédictions.

« C’est la folie qui parle » : la formule en exergue est intéressante. À qui parle-t-elle ? À elle-même ? À nous ? Aux deux ? Et d’où parle-t-elle ? D’en haut, comme une déesse ?

Mais nous avons aussi l’impression que la folie parle à l’intérieur de nous, comme si elle était en nous.

De quoi parle-t-elle ?

  • La folie nous parle d’elle-même.

Ce procédé fait immédiatement naître une ambiguïté volontaire : s’agit-il de l’éloge de la folie au sens où c’est la folie qui fait un éloge (c’est ce qu’on appelle un génitif subjectif, la folie est le sujet qui parle), ou s’agit-il de l’éloge de la folie au sens où cet éloge porte sur la folie (génitif objectif, la folie est l’objet de l’éloge).

  • La folie : sujet pensant ou objet pensé ?

En fait, c’est la folie qui fait l’éloge d’elle-même. Cet éloge semble être la manifestation d’une conscience de soi – elle n’est donc pas si folle que cela – mais aussi d’un regard lucide sur l’homme, notamment par une satire acerbe des papes, des prêtres et de princes.

La folie dénonce les préjugés que l’on a sur elle : « Les gens de ce monde tiennent sur moi bien des propos, et je sais tout le mal qu’on entend dire de la Folie, même chez les fous ». La déclaration de la folie apparaît comme un rétablissement de la vérité : « C’est pourtant moi, et moi seule, qui réjouis les Dieux et les hommes ».
La folie est bonne, joyeuse, conviviale : « […] votre visage s’est tendu vers moi et votre aimable rire m’a applaudie joyeusement. »
Et les choses sont claires : avec la folie, les hommes sont heureux ; sans elle, ils sont taciturnes et inquiets.

  • La folie serait comme un printemps, une renaissance.
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À retenir

Ainsi, à la Renaissance, la folie n’est pas encore l’objet d’une théorie scientifique au sens strict et au sens médical. Elle nous permet donc de comprendre ce qu’est la saisie non scientifique (mais anthropologique, sociale et symbolique) d’un concept qui le deviendra à la fin de l’époque moderne, probablement au détriment du fou lui-même, qui sera jeté par-dessus bord de la nef.

L’utopie de More et les sciences politiques

Portrait de Thomas More par Hans Holbein, 1527 Portrait de Thomas More par Hans Holbein, 1527

L’Éloge de la folie a été dédié à Thomas More, ami d’Érasme. Dans son livre L’Utopie, More met l’imagination au service des sciences politiques et sociales.
Face aux inégalités sociales, entretenues par les pouvoirs politique et religieux et engendrant des injustices, More imagine une société égalitaire.

  • Si cette société est une utopie au sens propre, dans quelle mesure est-elle, sinon un modèle, du moins une source d’inspiration et d’influence pour les sciences politiques ?

L’extrait qui suit est caractéristique de l’égalité utopique de More, condition supposée d’un monde meilleur.

Thomas More (1478 à 1535) est un philosophe, juriste, homme politique, théologien et chanoine, grand ami d'Érasme et représentant principal de l’humanisme anglais.

« […] la répartition des denrées se fait largement ; il n'y a pas d'indigents, pas de mendiants et, sans que personne possède rien, tous sont riches. Est-il richesse plus grande que de vivre sans souci, l'esprit heureux et libre, sans s'inquiéter de son pain, sans être harcelé par les plaintes d'une épouse, sans redouter la pauvreté pour un fils, sans se tourmenter pour la dot d'une fille ? Être rassuré sur les ressources et le bonheur des siens, femme, enfants, petits-enfants, et jusqu'à la plus longue postérité qu'un noble puisse se souhaiter ? Car tout a été calculé pour ceux qui ont travaillé autrefois et qui en sont à présent incapables, aussi bien que pour ceux qui travaillent à présent. Je voudrais voir qui oserait comparer avec cette équité la justice qui règne chez les autres peuples, où je consens à être pendu si je découvre la moindre trace de justice ou d'équité. Y a-t-il justice quand le premier noble venu, ou un orfèvre, ou un usurier, ou n'importe lequel de ces gens qui ne produisent rien, ou seulement des choses dont la communauté se passerait aisément, mènent une vie large et heureuse dans la paresse ou dans une occupation inutile, tandis que le manœuvre, le charretier, l'artisan, le laboureur, par un travail si lourd, si continuel qu'à peine une bête de somme pourrait le soutenir, si indispensable que sans lui un État ne durerait pas une année, ne peuvent s'accorder qu'un pain chichement mesuré, et vivent dans la misère ? La condition des bêtes de somme a de quoi paraître bien meilleure ; elles travaillent moins longtemps ; leur nourriture n'est guère plus mauvaise, si elle ne leur paraît même pas délectable ; et elles ne sont pas obsédées par la crainte de l'avenir.
Mais les ouvriers ! Ils peinent au jour le jour, accablés par un travail stérile et sans récompense, et la perspective d'une vieillesse sans pain les tue. Le salaire quotidien ne suffit même pas à leurs besoins : tant s'en faut qu'il en reste de quoi mettre de côté en vue de l'avenir. »

Thomas More, L’Utopie, trad. M. Delcourt.

Pour mettre en œuvre l’égalité, la propriété et l’argent sont proscrits. Pour que chacun ait de quoi vivre, une maison est prêtée pour dix ans. L’intérêt général est assuré par un système équitable de distribution des biens nécessaires à tous. Ainsi la pauvreté n’existe pas.

L’organisation sociale du travail est la même pour tous : par exemple, on est agriculteur durant deux ans minimum et on travaille six heures par jour. Personne n’est rentier ou oisif. L’uniforme est requis. Les repas sont pris en commun. Les loisirs sont les mêmes pour tous (lecture, jeu – mais pas de jeux de hasard). Le savoir est accessible à tous. La superstition et la divination sont rejetées. Les richesses matérielles n’ont aucun intérêt. Le bonheur, quant à lui, n’est pas conçu comme jouissance ou sentiment de gloire mais comme absence de douleur. Dans ce sens l’euthanasie, raisonnablement, est pratiquée.

L’utopie fournit donc aux sciences politiques et sociales le descriptif concret d’une société en matière d’organisation, elle explore des modèles possibles et des théories fondées sur les principes d’égalité, de justice ou de concorde entre les êtres humains, ou encore de perfectionnement des personnes.

Conclusion :

Ainsi l’imagination, la fiction et l’utopie jouent un rôle dans l’élaboration du savoir à la Renaissance et à l’époque classique, aussi bien dans les sciences traditionnelles que dans la saisie de certains phénomènes anthropologiques (comme la folie) ou les sciences politiques et sociales.
Dès lors, les représentations de l’Homme ne sont jamais strictement théoriques et scientifiques : elles utilisent des procédés mettant en avant l’humanité du savoir (l’humour, le paradoxe, la satire) et s’accompagnent souvent d’une esthétique imagée, littéraire ou picturale. Par exemple, le peintre et graphiste Ambrosius Holbein a illustré l’île utopique de More, ou encore, de nombreuses gravures ont été réalisées pour La Nef des fous de Brant.