Lettres d'une Péruvienne
Introduction
Il n’est pas étonnant qu’au cœur du XVIIIe siècle, celui dit des « Lumières », le roman de Françoise de Graffigny Lettres d’une Péruvienne soit un immense succès national et international. En effet, la mode est à l’exotisme, c’est-à-dire que le lectorat a la passion des voyages et de tout ce qui vient de l’étranger. Certes, il peut paraître plaisant de voir une Péruvienne naïve évoluer dans la haute société française après que des conquistadors espagnols l’ont arraché à sa terre, à sa famille, à ses amis. Mais la renommée du livre ne tient pas vraiment à ce qu’il a de dépaysant, ou aux aventures et aux rebondissements qu’il contient. Pour Graffigny, l’exotisme permet surtout un décentrement de soi-même et de sa culture. Elle dénonce les voyages colonialistes, mais fait l’éloge du « regard étranger » qui permet d’alimenter une critique de nos propres mœurs. En ouvrant un nouvel univers aux yeux de son héroïne, Graffigny ne publie par un guide de voyage, mais une satire du monde occidental, qui ouvre les yeux de ses lecteurs français.
Il faut croire que le public de l’époque n’était pas préparé à une telle remise en question. Les positions de Graffigny sur l’éducation, le mariage, la religion et la politique sont telles que le mouvement féministe des années 1960, qui émerge donc deux cents ans plus tard, salue la dimension visionnaire du livre. Il est vrai les femmes qui peuvent publier de tels ouvrages en 1747 sont rares. La première version est d’ailleurs anonyme. Il n’est pas impossible que la trajectoire de Graffigny elle-même, mariée à un mari brutal dont elle va pouvoir se séparer après la mort de leurs trois enfants, amante d’un homme bien plus jeune qu’elle, célèbre autrice qui fréquente les plus grands intellectuels, influence l’originalité des points de vue qu’elle porte sur le système social dans les Lettres d’une Péruvienne. Afin de qualifier correctement cette originalité, nous expliquerons ce qu’il y a d’ambivalent dans la perception de l’exotisme dans les Lettres d’une Péruvienne, puis nous montrerons quelles vertus de l’éducation y sont défendues, et enfin nous expliquerons en quoi ces lettres donnent accès à une sensibilité nouvelle.
Conquistadors :
Conquérants espagnols ou portugais du « Nouveau Monde ».
Satire :
Critique ouverte d’une société, d’une morale, d’une époque.
Les visages de l’exotisme
Les visages de l’exotisme
Le mouvement des Lumières, représenté par des philosophes comme Voltaire ou Montesquieu, entre autres, se veut un combat contre l’obscurantisme et les préjugés de tous ordres. Il invite l’individu à exercer son esprit critique sur toute chose. L’exotisme est présenté comme un bon moyen pour s’intéresser au regard que l’autre porte sur nous. C’est pourquoi il est à la mode, et que Graffigny l’utilise pour dénoncer la conquête espagnole en Amérique, mais aussi pour défendre l’idée qu’il ne faut jamais se replier sur moi-même et toujours s’intéresser à l’altérité.
Obscurantisme :
Attitude qui consiste à s’opposer au développement de la connaissance.
Altérité :
Ce qui est autre.
Terreurs du colonialisme
Terreurs du colonialisme
Graffigny n’invente pas le dispositif de son roman. Les Lettres portugaises de Guilleragues (1669), et Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu fonctionnent sur le même principe : un étranger, venu d’un pays plus ou moins lointain, arrive en France et raconte ce qu’il voit dans des lettres. Un récit par lettres est appelé un roman épistolaire.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, sous le règne de Louis XV, il existe deux tendances au sein des œuvres qui relèvent de l’exotisme : l’exotisme à l’orientale, et l’exotisme à l’américaine. Dans les Lettres persanes par exemple, les épistoliers viennent de Perse, l’Iran actuel. Et dans la tragédie de Voltaire, Alzire ou les Américains (1736), l’héroïne est Américaine.
Épistolier :
Personne qui écrit une lettre.
Dans son « avertissement », Graffigny évoque les deux traditions de l’exotisme. À l’époque, toute l’Amérique n’est pas totalement découverte. C’est un territoire qui fascine et suscite de nombreux fantasmes. En outre, même s’il s’agit d’aller dans un pays éloigné déjà connu depuis des siècles, chaque long voyage reste une aventure charriant son lot de rêves et d’inquiétudes.
Par l’exotisme oriental, les auteurs montrent un étranger qui s’adapte assez rapidement au mode de vie à la française. Le visiteur parle notre langue et s’intègre aux salons. À l’inverse, le visiteur venu d’Amérique est souvent montré comme un « sauvage », fidèle à sa culture d’origine, incapable de s’adapter. Le mythe du « bon sauvage », déjà présent sous la plume de Montaigne, voit dans les peuples américains des tribus primitives, composées d’êtres purs, non souillés par une civilisation corruptrice. C’est un préjugé qui se veut bienveillant, mais en réalité il enferme l’autre dans un statut d’enfant irresponsable et peu évolué.
Corrompre (corruptrice) :
Changer l’état de quelque chose, le dénaturer.
Graffigny ne reprend pas ce mythe. Son héroïne, Zilia, ne reste pas longtemps naïve. Sans trahir ses premières valeurs, elle parvient à s’éduquer et à percevoir les bons et les mauvais côtés de la nouvelle culture dans laquelle elle a été jetée. Certes, à la fin du livre elle est de plus en plus heureuse en Europe, et reste émerveillée par certaines choses. Mais jamais son enlèvement n’est montré comme une chance pour elle. Au début du roman, lorsque les Espagnols l’emportent, ils la séparent de son fiancé, Aza, à qui elle écrit toutes ces lettres. Le déchirement amoureux est très net : elle est enlevée le jour de son mariage. Dans ses premières lettres, elle renverse le regard condescendant que portent les Européens sur son peuple en faisant des Espagnols les véritables « sauvages », les véritables « barbares ». À travers son éloge de la civilisation inca, elle affirme qu’il n’y a pas de différence de valeurs entre deux cultures.
Condescendant :
Attitude dédaigneuse qui consiste à mettre de la distance avec une personne considérée comme inférieure.
Barbare :
Qui est étranger et peu civilisé.
Juan Lepiani, Capture d'Atahualpa à Cajamarca, lors de la conquête espagnole de l'Empire inca en 1532, 1920
Prestiges de l’altérité
Prestiges de l’altérité
Zilia propose une attaque en règle des horreurs provoquées par le colonialisme. Dans l’« avertissement », Graffigny en fait une « espionne » qui utilise son « regard étranger » pour pointer du doigt nos défauts. Les lettres ne sont pas présentées comme fictives, mais comme un « document ethnographique authentique », puisque l’autrice souhaite s’appuyer sur des sources fiables et permettre à son lecteur de se cultiver vraiment. Elle tire la plupart de ses informations des Comentarios reales de los Incas (Commentaires royaux incas, 1609) de Garcilaso de la Vega. Une grosse invraisemblance persiste cependant : Zilia est enlevée d’un Pérou qui ressemble à celui du XVIe siècle, mais elle est emmenée dans les sociétés espagnole puis française du XVIIIe siècle.
Colonisation :
Occupation et exploitation d’un territoire aux dépens de ceux qui y vivent.
Ethnographie :
Étude des coutumes et des mœurs de populations étrangères.
Gerard van Schagen, Carte du monde, 1689
Dans le roman n’apparaît jamais le point de vue de l’Occidental sur l’étrangère. Par la focalisation interne, le lecteur peut voir évoluer Zilia et les jugements qu’elle porte sur les vêtements, le langage, les comportements de celles et ceux qui l’entourent. Au début, elle est surtout déroutée par les bateaux, la médecine et les miroirs. Graffigny insiste ainsi sur la réciprocité de la difficulté à comprendre l’autre. Tantôt les gens qui entourent Zilia se moquent d’elle, tantôt ils se montrent intrigués, voire charmés, à l’image de Déterville, qui la libère des Espagnols et l’accueille. D’abord, il la méprise, puis il en tombe amoureux, et il finit par devenir son ami. De la même manière, Zilia résiste à certaines coutumes, mais se montre attirée par d’autres. Par exemple, elle refuse la religion catholique, mais se passionne pour la langue française.
Focalisation interne :
Dans un récit, c’est le point de vue d’un seul et même personnage.
Coutume :
Façon d’agir courante pour une population donnée.
Dans la maison de campagne décrite à la lettre XXXII, Zilia découvre avec Céline une bibliothèque qui renferme un cabinet doré :
« Je parcourus les appartements dans une ivresse de joie qui ne me permettait pas de rien examiner ; le seul endroit où je m’arrêtai fut une assez grande chambre entourée d’un grillage d’or, légèrement travaillé, qui renfermait une infinité de livres de toutes les couleurs, de toutes formes, et d’une propreté admirable ; j’étais dans un tel enchantement que je croyais ne pouvoir les quitter sans les avoir tous lus. Céline m’en arracha en me faisant souvenir d’une clef d’or […].
Je l’ouvris avec précipitation et je restai immobile à la vue des magnificences qu’elle renfermait.
C’était un cabinet tout brillant de glaces et de peintures. Les lambris à fond vert, ornés de figures extrêmement bien dessinées, imitaient une partie des jeux et des cérémonies de la ville du Soleil tels à peu près que je les avais racontés à Déterville.
On y voyait nos vierges représentées en mille endroits avec le même habillement que je portais en arrivant en France ; on disait même qu’elles me ressemblaient. »
Lettre XXXII
Dans ce passage, culture européenne et culture péruvienne sont liées, puisque la bibliothèque à l’occidentale renferme les trésors du temple du Soleil.
Les vertus de l’éducation
Les vertus de l’éducation
Au XVIIIe siècle, les traités sur l’importance de l’éducation se multiplient. Ils sont bien souvent théoriques, alors que le roman de Graffigny permet de voir concrètement les effets d’une bonne éducation et les étapes qui la rendent possible. Le parcours de Zilia vers la connaissance est toutefois ardu à la fois parce qu’elle est une femme, et parce qu’elle est étrangère.
L’émancipation par le savoir
L’émancipation par le savoir
Zilia est contraindre d’apprendre de manière très progressive les règles et les connaissances du monde qui l’entoure. La langue est le premier obstacle, comme cela se voit dans les premières lettres. Elle est envoyée dans un couvent, ce qui n’est pas rare pour une jeune fille de l’époque. Mais là où elle pensait qu’elle pourrait satisfaire sa curiosité, elle se rend compte qu’il lui est surtout demandé d’apprendre à répéter des gestes et de retenir des connaissances sans jamais en découvrir l’intérêt ou la profondeur. Zilia va rejeter cette éducation qui n’élève pas la femme, mais la maintient « vouée au futile et au superflu ». Dès lors, elle commence à apprendre seule, et se faisant elle parviendra même à dépasser ses maîtres.
Couvent :
Maison dans laquelle des religieux ou religieuses chrétiens vivent en communauté.
Plus précisément, Zilia déplore qu’en France les femmes soient réduites à des « figures d’ornement ». C’est-à-dire qu’on leur demande de se comporter comme des actrices de théâtre : toujours à se déguiser, à se maquiller, à parler de leurs émotions. La femme serait une sorte de décoration. Pour Zilia, seul le « goût de l’étude », l’amour des livres, lui permet de se sentir plus consistante, moins superficielle.
Il y a un parallèle clair entre l’émancipation de Zilia dans le livre, et la véritable émancipation de Graffigny, qui s’appelle avant son mariage Françoise d’Issembourg du Buisson d’Happoncourt. Issue de la noblesse, elle a vraiment dû batailler pour accéder au savoir et devenir une femme de lettres.
À l’âge de dix-sept ans, ses parents la marient à un militaire. Personne n’attend qu’elle brille par son esprit. Elle doit simplement ne pas paraître trop bête en société. Une femme au XVIIIe siècle est toujours sous la tutelle d’un homme : son père, puis son mari. Or, exceptionnellement, Graffigny parvient à se séparer de son mari, et gagne donc en indépendance. Comme ses enfants meurent en bas âge, elle n’est pas contrainte par la maternité. Par l’intermédiaire d’Émilie du Châtelet, elle rencontre le fameux Voltaire, avec qui elle se brouille parce qu’il croit qu’elle l’a plagié.
Plagiat :
Œuvre qui emprunte à un ouvrage original sans l’assumer.
À Paris, elle rencontre des comédiens, et se lie avec des intellectuels illustres : le vulgarisateur scientifique Fontenelle, le botaniste Buffon, le dramaturge Marivaux. Elle écrit des contes et des nouvelles, mais veut principalement percer dans le théâtre. Elle peine à se faire connaître, mais connait finalement la gloire avec Les Lettres Péruviennes, puis sa comédie Cénie.
Rumilly, Portrait de Françoise de Graffigny, 1750
Graffigny laisse dernière elle une longue correspondance dans laquelle elle témoigne à la fois de son goût du théâtre, de sa passion pour l’écriture, et de son mépris du rapport actuel des femmes au savoir. Il est donc parfaitement possible de considérer que les remarques et les critiques de Zilia reflètent la pensée de l’autrice.
Les Lettres d’une Péruvienne sont bien un ouvrage de fiction. Il relève de la littérature d’idées parce que le personnage principal développe une pensée, et qu’il semble que la présentation de ses réflexions est plus essentielle que les péripéties, mais il faut toujours prendre du recul et ne pas imaginer que Graffigny publie un traité philosophique.
Nouvelle langue, nouvelle réalité
Nouvelle langue, nouvelle réalité
Zilia obtient l'objet le plus puissant de son émancipation en acquérant une nouvelle langue. Avec Aza, elle s’exprime d’abord par l’intermédiaire des quipos : des cordons noués les uns avec les autres, utilisés par les civilisations vivant dans la cordillère des Andes. Certes, sur le plan anthropologique, la vision que donne Graffigny des quipos est relativement fausse. Mais les longs développements sur cet objet lui permettent surtout de réfléchir aux pratiques du langage.
Anthropologie :
Science qui étudie l’homme en général.
Modèle de quipu
En effet, le langage n’est pas présenté seulement comme un moyen de communication. C’est une façon de voir le monde différemment, et donc d’accéder à une autre réalité. Les quipos par exemple ne sont pas montrés comme un moyen d’expression simpliste. Au contraire, ils passent pour un système aussi complexe que la langue française. En apprenant le français, donc en passant selon l’autrice d’une langue concrète à une langue abstraite, Zilia ne gagne pas seulement en capacités cognitives, mais aussi en ouverture d’esprit.
Cognitif :
Qui relève de l’acquisition des connaissances.
En revanche, si l’héroïne parvient à exprimer des pensées de plus en plus nuancées grâce à son acquisition de notre langue, son rapport aux choses se trouve altéré. Graffigny donne l’impression que le langage plus concret parlé par Zilia est moins rempli de faussetés et d’ornementations inutiles que la langue française. Zilia déplore auprès d’Aza la futilité des conversations en France. Elle se met donc à défendre un « langage d’action ».
Futile :
Qui a très peu de valeur.
Dans cette lettre, le lecteur découvre que Déterville fait répéter à Zilia des mots d’amour, sachant très bien que celle-ci ne les comprend pas encore :
« Il commence par me faire prononcer distinctement des mots de sa langue (il sait bien que les dieux ne parlent point) ; dès que j’ai répété après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport et avec un air de gaité toute contraire au sérieux qui accompagne l’adoration divine. »
Lettre IX
Comme le montre cet extrait, Zilia est donc l’objet d’une manipulation parce qu’elle ne maîtrise pas la langue de ceux qui l’ont faite prisonnière. Plus tard, elle comprend le tour que lui jouait Déterville et ne se laisse plus prendre.
Une sensibilité nouvelle
Une sensibilité nouvelle
Ce que le public du XVIIIe siècle apprécie dans le roman épistolaire, c’est qu’il restitue une conversation écrite qui mime la sincérité et le naturel. La lettre est le support d’expression de la sensibilité. Mais Graffigny ne va pas se contenter d’étaler la sensibilité de son héroïne. La maturation des émotions de Zilia va plutôt être le moteur de l’invention de son héroïne. Au contraire, Zilia va se libérer d’une sensibilité qui l’aveugle. Elle va ainsi renoncer à la passion amoureuse, et préférer les relations amicales.
Sensibilité :
Faculté à ressentir des sentiments ou des impressions très profondément.
De la passion à la raison
De la passion à la raison
Afin de mieux entrer dans l’intimité de Zilia, Graffigny nous fait croire dans l’« avertissement » que Zilia a traduit elle-même ces lettres, les a transmis à Déterville, qui les a ensuite données à Graffigny. C’est une façon d’attiser notre curiosité, et de nous laisser entendre que nous allons connaître des états d’âme de Zilia. Comme nous n’avons jamais accès aux réponses d’Aza, nous ne voyons évoluer que les sentiments de la jeune femme : le déchirement initial, l’espoir des retrouvailles, la confirmation de son amour, la compréhension qu’elle a finalement été trompée par Aza. Il y a là une initiation amoureuse, partagée entre passion, souffrance, désillusion et acceptation.
La progression des lettres montre l’évolution de Zilia, qui va renoncer à l’amour pour se tourner vers l’exercice exigeant de sa raison. Dans les lettres I à IX, elle use d’un ton pathétique pour dire son désarroi d’être la captive des Espagnols, et s’intéresse principalement à la douceur ou à la brutalité des gens qu’elle rencontre.
Des lettres X à XXIII, elle observe et décrit à Aza la richesse et les habits des Français. Elle commence petit à petit à apprendre la langue, et confirme à Déterville son amour pour Aza. Une bascule s’opère dans les lettres XXIV à XXXVIII, puisque Zilia repousse les avances de Déterville, mais il devient le nouveau destinataire des lettres. Zilia déplore l’inégalité des sexes qui règne dans en France, et apprend qu’Aza est infidèle. Elle ose alors demander à Déterville d’entretenir avec elle une relation amicale, et trouve l’équilibre dans la lecture et la contemplation de la nature.
Pathétique :
Qui provoque une très vive émotion par l’évocation de la souffrance.
La multiplication des points d’exclamation montre l’emphase et le ton pathétique adoptés par Zilia pour exprimer son malheur d’être séparée de celui qu’elle aime :
« Aza, mon cher Aza ! Les cris de ta tendre Zilia, tels qu’une vapeur du matin, s’exhalent, et sont dissipés avant d’arriver jusqu’à toi ; en vain je t’appelle à mon secours, en vain j’attends que tu viennes briser les chaînes de mon esclavage. Hélas ! peut-être les malheurs que j’ignore sont-ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpassent-ils les miens !
La ville du soleil, livrée à la fureur d’une nation barbare, devrait faire couler mes larmes ; et ma douleur, mes craintes, mon désespoir ne sont que pour toi. »
Lettre I
Ce passage indique qu’au début du roman Zilia fait passer Aza avant elle, et avant sa cité perdue. Elle ne pleure ni sur son sort ni sur celui des siens, mais se lamente sur le destin de son fiancé.
L’amitié comme un miroir
L’amitié comme un miroir
Zilia dénonce la condition féminine du XVIIIe siècle. Son désir d’être éduquée peut être perçu comme une provocation pour de nombreux hommes, mais beaucoup d’autres ouvrages de la même époque commencent à relayer cette revendication. Ce qui est moins attendu dans une société où le célibat des femmes est assez peu accepté, c’est que Zilia renonce au couple et à l’amour, au profit de l’amitié. Bien que Déterville se déclare prêt à tous les sacrifices pour Zilia, celle-ci se refuse à lui. Elle lui propose un étonnant contrat : une relation amicale soutenue, fondée sur les échanges intellectuels.
Zilia va encore plus loin en invitant Déterville à renoncer à son tour à la passion amoureuse, afin qu’il accède au bonheur. D’après elle, il y aurait davantage de sincérité dans l’amitié, qui facilite l’association des sensibilités : « Nous lirons dans nos âmes. » L’ami passe donc pour une âme sœur, ou un miroir de l’âme.
Zilia se présente comme une égale pour Déterville :
« Renoncez aux sentiments tumultueux, destructeurs, imperceptibles de notre être […] vous trouverez dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentiments, tout ce qui peut vous dédommager de l’amour. »
Lettre XXXVIII
Ici, Zilia présente l’amour comme une souffrance, et l’amitié comme une vertu réconfortante.
Vertu :
Courage à la fois moral et physique.
Zilia a conscience de la triple oppression générée par le fait qu’elle est une femme, une étrangère et une intellectuelle. Mais elle parvient à obtenir de la part de Déterville un espace rien qu’à elle, dans une demeure éloignée de Paris, elle réussit également à éviter le mariage, et parvient à se procurer tous les livres qu’elle souhaite. Graffigny détourne donc l’usage traditionnel du roman épistolaire. Elle ne s’en sert pas pour multiplier les bons sentiments : elle préfère peindre le portrait d’une femme émancipée.
En 1782, Choderlos de Laclos va radicaliser cette mutation du roman épistolaire. Plus question de pathétique ou d’amour romantique. Dans Les Liaisons dangereuses, il met en scène la Marquise de Merteuil, une femme cruelle, sensuelle, éprise de vengeance, mais profondément libre.
Graffigny a contribué à rendre le roman épistolaire à la fois populaire et féministe.
Conclusion
Graffigny parvient à rendre une correspondance amoureuse entre une jeune inca et son amoureux tout à fait passionnante. Elle imagine une héroïne résolument célibataire, qui gagne sa liberté dans une société pourtant corsetée. En réalité, son histoire est une ode à l’émancipation féminine et aux jouissances intellectuelles. La connaissance est présentée comme la plus précieuse des raisons d’être au monde. Si Zilia se déplace, d’abord de force, puis volontairement, sur les plans géographique et intellectuel, c’est dans le but de trouver la paix et la sérénité. Après avoir connu toutes les vicissitudes de l’existence, voyages, troubles amoureux, richesse et pauvreté, isolement et grand monde, elle cherche à mener une vie dénuée de tumultes, de dérangements ou de souffrances. En somme, une vie calme tournée sur une intériorité non plus soumise aux problèmes pulsionnels, mais gouvernée par la raison.
Pulsion :
Force psychique inconsciente qui crée de forts besoins.