Juste la fin du monde - Partie 2

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Juste la fin du monde, Lagarce : une dramaturgie de la crise

Lien vers le cours de 1re sur Juste la fin du monde

Introduction :

Juste la fin du monde, c’est l’histoire d’un départ et d’un retour effectués par un personnage principal qui cherche à se réconcilier avec les membres de sa famille. Le thème des retrouvailles, très fréquent au théâtre, n’est pas toujours un thème heureux. Il est révélateur de tensions et de crises qui mettent en évidence les choix douloureux que doivent faire ceux qui sont pris à l’intérieur. Avec Jean-Luc Lagarce, l’expression du conflit n’est pas seulement motivée par la problématique d’une révélation qui ne parvient pas à émerger. Elle est aussi un formidable prétexte à la manipulation du langage et à la mise en scène des corps. Comment la représentation de personnages en crise est-elle un moteur du drame dans Juste la fin du monde ? Pour répondre à cette question, nous essaierons de mettre en lumière les conflits que réveillent le retour de Louis, puis nous verrons comment cela crée une tension dans les dialogues entre le dérisoire et le capital. Enfin, nous nous demanderons comment représenter sur scène ces conflits personnels qui n’offrent peut-être pas qu’une réflexion sur l’intimité.

Confrontations fraternelle et sororal

Le retour de Louis dans sa famille est en soi paradoxal : il aimerait revoir une dernière fois sa famille et trouver une forme de réconfort dans l’illusion d’être son « propre maître » (fin du prologue), seulement, il les a quittés il y a des années sans donner de réelles explications. Sa sœur, puis son frère vont donc multiplier les reproches à son encontre.

Le procès du personnage principal

Dans une longue tirade de plusieurs pages, Suzanne multiplie les reproches à l’encontre de son frère, nous aidant peut-être à comprendre pourquoi Louis est parti il y a près de dix ans.

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À retenir

Toute la scène 3 de la première partie est consacrée à ce soliloque qui est un véritable réquisitoire.

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Définition

Soliloque :

Discours qu’une personne seule se tient à elle-même.

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Définition

Réquisitoire :

Développement d’une accusation présenté à une audience.

Si c’est à Louis qu’elle s’adresse, sa récitation tient davantage du monologue que du dialogue (Louis n’intervient d’ailleurs pas) et est avant tout faite pour elle-même, et pour des juges invisibles.

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Exemple

« SUZANNE. — […] Ce n’est pas bien que tu sois parti,
parti si longtemps,
ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi
et ce n’est pas bien pour elle
(elle ne te le dira pas)
et ce n’est pas bien encore, d’une certaine manière,
pour eux, Antoine et Catherine. »

Première partie, scène 3

Dans ce passage, Suzanne fait la liste des victimes du départ de Louis, dans laquelle elle s’inclut.

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Astuce

Le pronom personnel « elle » désigne implicitement la mère.

La tournure « ce n’est pas bien » est une litote (comme le célèbre « Va, je ne te hais point ! » de Chimène, dans Le Cid). Il s’agit, en apparence, d’atténuer le propos, mais en réalité, cela le rend encore plus virulent. La reprise anaphorique de l’expression (cinq fois), par un phénomène d’insistance, vient renforcer cette gravité.

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Définition

Anaphore :

Figure de style qui consiste à répéter plusieurs fois le même mot, ou la même expression, en fin ou en début d’une même séquence.

Ensuite, Suzanne laisse entendre que Louis aurait honte de sa famille, qu’il ne les estimerait pas assez « dignes » de ses mots. En effet, malgré ses talents d’écrivain, il se contente d’envoyer, de façon anecdotique, des cartes postales (laides), au dos desquelles on ne trouve que quelques mots superficiels.

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Exemple

« SUZANNE. — […] jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
C’est pour les autres.

Première partie, scène 3

Par un effet de parallélisme, Suzanne oppose ce « nous » aux « autres », renforçant d’autant plus l’impression que Louis est un étranger dans sa famille, même si elle lui reproche par la suite d’être très proche de leur mère.

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À retenir

Par sa différence et sa supériorité, par le fait qu’il a osé quitter le cercle familial, Louis est en quelque sorte un fils prodigue qui a pétrifié les autres, les empêchant de se rebeller à leur tour.

fils ingrat Greuze Juste la fin du monde Lagarce Louis bac français Le Fils ingrat, Greuze (1777)

Les frères ennemis

Force est de constater qu’Antoine, à la suite de Suzanne, reproche à son frère de vouloir appartenir à un autre groupe social que celui de sa famille. Mais à la différence de sa sœur, il refuse de voir dans Louis une personne hors du commun.

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Exemple

« ANTOINE. — […] Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie,
dans ta petite vie,
C’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça. »

Première partie, scène 11

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Astuce

Dans l’imaginaire collectif, « Louis » est le nom des rois les plus puissants de France, comme Antoine le souligne d’ailleurs dans la scène 2 de la première partie.

Mais Louis est-il représentatif au sein de sa famille de l’image de l’« enfant-roi » ? Un autre imaginaire de ce prénom est associé à la représentation de l’enfant victime, fragile, condamné et coupable (à l’image du roi décapité). C’est plutôt à cette représentation qu’Antoine essaie de faire correspondre son frère : il en fait un être précieux, que les autres doivent choyer, ne surtout pas heurter : « Je cédais, je devais céder, j’ai toujours dû céder » dit-il (deuxième partie scène 3).

Antoine reproche à Louis de savoir s’exprimer mieux qu’eux dans la famille. Cela dit, nous autres lecteurs le voyons tout de même s’exprimer avec un certaine aisance : il sait expliquer très clairement qu’il ne voit dans leur relation fraternelle qu’une issue conflictuelle (de conflit). C’est pourquoi d’ailleurs il s’empresse de vouloir le ramener à la gare en voiture.

C’est aussi un rapport complexe à l’autorité qui explique le conflit entre les deux frères. Antoine usurpe l’autorité du père absent de la maison, il se sent responsable des autres : il impose le silence à sa sœur, décide de quand ont lieu les réunions de famille, etc.

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À retenir

Le retour du frère aîné signe la fin de son hégémonie.

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Définition

Hégémonie :

Domination totale.

Caïn Abel Crespi Juste la fin du monde frères ennemis Antoine et Louis Lagarce Caïn tuant Abel, Daniele Crespi (1619)

Le dérisoire et le capital

Cette relation complexe qu’entretient Louis avec son frère et sa sœur prépare des scènes de crises, dans lesquelles vont exploser des révélations de plus ou moins grande gravité. Si, à bien des égards, Louis passe pour un fils indigne, le sujet le plus important, celui de sa mort, est éludé.

Le fils indigne

Une scène d’antagonisme révélatrice entre Louis et son frère a lieu à la fin de la première partie.

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Définition

Antagonisme :

Caractère de deux actions qui s’opposent.

Antoine s’emporte après que Louis lui a révélé qu’il était depuis très longtemps à la gare, mais qu’il n’a pas appelé pour qu’on vienne le chercher.
Alors que le spectateur pense que Louis va enfin livrer son secret, Antoine perd son calme et se sent poussé dans ses derniers retranchements par cet aveu (la matinée à la gare) pourtant a priori assez anodin. Il va déclencher une interminable logorrhée, réduisant Louis au silence.

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Définition

Logorrhée :

  1. Bavardage intempestif qui ne va nulle part.
  2. Besoin irrésistible de parler.
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Exemple

« ANTOINE. — […] tu dois être devenu ce genre d’hommes qui lisent les journaux, des journaux que je ne lis jamais
– parfois, assis en face de moi, je vois des hommes qui lisent ces journaux et je pense à toi et je me dis, voilà les journaux que doit lire mon frère, il doit ressembler à ces hommes-là, et j’essaie de lire à l’envers et puis aussitôt j’abandonne et je m’en fiche, je fais comme je veux ! – »

Première partie, scène 11

Tout porte à croire qu’Antoine refuse la confrontation avec son frère, qu’il ne veut pas que celui-ci lui dévoile quoi que ce soit. Il se sentirait trop dominé si Louis reprenait la parole.

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Exemple

« ANTOINE. — Je ne veux pas être là.
Tu vas me parler maintenant,
tu voudras me parler
et il faudra que j’écoute
et je n’ai pas envie d’écouter. Je ne veux pas. J’ai peur. »

Première partie, scène 11

Derrière la manifestation d’orgueil, cet extrait indique bien le type de crainte d’Antoine : il a peur de passer pour un imbécile. Le comportement honteux qu’il reproche à son frère, c’est en réalité à lui-même qu’il se l’adresse.

Regarder la mort en face

C’est peut-être le personnage de la mère qui donne le plus d’indications, involontairement, sur les raisons qui ont pu pousser Louis à quitter le domicile familial et laisser le foyer en crise. Elle seule évoque frontalement la présence perdue du père, mort il y a quelques années. Elle n’insiste pas sur sa disparition, mais par le souvenir qu’elle a de lui et l’insistance avec laquelle elle l’évoque, on comprend qu’elle voudrait que sa mort soit regardée en face.

Elle accuse ouvertement Louis de ne pas assumer ses responsabilités de fils aîné envers son frère et sa sœur.

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Exemple

« LA MÈRE. — Ce qu’ils veulent, ce qu’ils voudraient, c’est que tu les encourages peut-être »

Première partie, scène 8

Elle regrette donc que n’émerge jamais de leur relation ou de leurs discours une position de vérité.
Elle-même laisse échapper cette vérité sans s’en apercevoir. Au moment de regretter que Louis ne voie pas les enfants de Catherine et d’Antoine, elle dit : « Et si à ton tour… ». Cette réplique fait écho à celle de Catherine en amont qui dit à Louis : « Puisque vous n’aurez pas d’enfant, Antoine dit ça, puisque vous n’aurez pas de fils » (première partie scène 2).

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À retenir

Il faut voir derrière les circonvolutions du conflit, un moyen de détourner le regard des protagonistes (mais pas du spectateur) de la menace de mort qui pèse sur eux depuis la mort du père et maintenant depuis le retour de Louis, malade. Bien qu’ils cherchent tous à taire soit leur manque de confiance en eux, soit leurs souvenirs, ceux-ci ressurgissent toujours au moment où ils s’y attendent le moins.

Lagarce Affiche champêtre pour annoncer la mise en scène de Serge Lipszyc

Ce jeu avec la mort, entre dérisoire et gravité, ne préjuge pas du ton de la pièce ou de ce qu’il est possible de faire avec les répliques que s’échangent les personnages. En témoignent certaines affiches annonçant les mises en scène de la pièce : elles peuvent aussi détourner le regard de cette préoccupation angoissante de la mort.

Mettre en scène le conflit

Tous ces conflits sur lesquels repose le drame et qui font la dynamique des échanges entre les personnages sont de véritables défis lancés aux metteur·se·s en scène. Les disputes, si elles offrent la possibilité d’un véritable discours sur l’humain et la société, ne forment pas une action bien déterminée, et c’est aux comédien·ne·s de les incarner pour les rendre vivantes sur scène.

Un théâtre engagé ?

Alt texte Jean-Luc Lagarce ©Deepblue98

Tous ces conflits ont-ils quelque chose qui soit politique ? Il va de soi que Lagarce écrit un théâtre de l’intime, c’est-à-dire un théâtre qui parle de la vie intérieure profonde. Mais un théâtre qui s’adresse à une communauté de lecteurs et de lectrices.

  • N’est-ce d’ailleurs pas le propre du théâtre que de faire vivre une expérience partagée à tout un groupe de personnes, en même temps ?

Certes, la mort à venir de Louis est celle d’un personnage malade dont il ne reste plus que quelques mois à passer sur la Terre. Mais ce passage éphémère n’est-il pas le lot de toute l’humanité, à une autre échelle ? Juste la fin du monde pose la question suivante : n’est-il pas plus urgent de se dire l’essentiel plutôt que de consacrer notre énergie à nous détruire ? De cette façon, Lagarce dresse un portrait au vitriol des relations de pouvoir qui régissent une famille française lambda. Qui mène vraiment la danse dans cette famille ? La mère ? Suzanne ? Antoine ? L’ombre lointaine de Louis ?

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À retenir

L’impossibilité à se dire certaines choses dans le cadre de la filiation ou de la relation fraternelle revient à pratiquer la censure et l’autocensure. Cette question de la surveillance perturbe la construction de l’identité des individus, mais plus largement encore, questionne la possibilité de vivre ensemble en toute confiance.

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Définition

Censurer :

Blâmer quelqu’un à l’extrême jusqu’à vouloir l’empêcher de s’exprimer. L’autocensure revenant à s’appliquer à soi-même ce traitement.

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Exemple

« ANTOINE. — Je suis un peu brutal ?
Pourquoi tu dis ça ?
Non.
Je ne suis pas brutal.
Vous êtes terribles, tous, avec moi.
LOUIS. — Non, il n’a pas été brutal, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
ANTOINE. — Oh, toi ça va, « la Bonté même » !
CATHERINE. — Antoine.
ANTOINE. —  Je n’ai rien, ne me touche pas
Faites comme vous voulez, je ne voulais rien de mal, je ne voulais rien faire de mal,
il faut toujours que je fasse mal,
je disais seulement,
cela me semblait bien, ce que je voulais juste dire
– toi non plus, ne me touche pas ! – »

Deuxième partie, scène 2

Dans ce passage, on voit toute la violence d’Antoine éclater. Il cherche à imposer son autorité sur la famille. Cela passe par des ordres exprimés à l’impératif, des exclamations, des réfutations, une victimisation, une onomatopée, une humiliation, et des gesticulations. Il interdit aux uns de parler, aux autres de le toucher. C’est un tyran de la solitude : il veut renvoyer chacun dans son isolement pour ne pas avoir à rendre de comptes. Comment le groupe peut-il échapper à ce despotisme ?
Cette question, comme les autres que nous avons soulevées, ancre la pièce dans une actualité forte, expliquant peut-être ainsi son récent succès.

Mettre la parole en action

La crise, qu’elle soit intime ou politique, passe toujours par la parole au théâtre. Il arrive qu’une pièce donne de nombreuses indications de jeu, de décor ou d’action pour compléter ce qui passe déjà par la voix des acteurs. Ce n’est pas le cas de Juste la fin du monde, qui cherche à tout faire passer par le discours.

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Astuce

Les didascalies et autres informations de mise en scène sont absentes de la pièce de Jean-Luc Lagarce.

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À retenir

Pour les metteur·se·s en scène, il faut donc réussir à faire passer la difficulté à s’exprimer par le corps de l’acteur et rendre visible les non-dits. C’est tout un art de la scénographie !

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Définition

Scénographie :

Art d’occuper l’espace.

Nombreux sont les metteurs en scène qui se sont frottés au défi de donner du mouvement à cet enchâssement de monologues. Parmi les notables, indiquons Michel Raskine qui permit à la pièce d’entrer au répertoire de la Comédie-Française à Paris en 2008.
Une des solutions trouvées par les artistes pour rendre compte du croisement des voix dans Juste la fin du monde, c’est de proposer des représentations chorales. C’est-à-dire que, comme dans le théâtre classique, les personnages sont regroupés pour s’exprimer ensemble, presque simultanément. Ces chœurs permettent de nombreux jeux de déplacement et d’effets visuels, et donnent toute sa chair au texte de Lagarce.

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Définition

Chœurs :

Groupe de personnes jouant, dansant, parlant ou marchant en cadence.

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À retenir

Au théâtre, même la plus personnelle, la plus autobiographique des pièces devient une œuvre collective. Cette dimension politique, au sens qu’elle est partagée par tous, ne tient pas seulement au contenu de la pièce qu’aux conditions de sa représentation. Jean-Luc Lagarce tenait à ce que Juste la fin du monde soit adressée au public pour le pousser à s’interroger sur qui il est.

Conclusion :

Bien au-delà d’une simple représentation d’un drame familial, les différends que mettent en avant les différentes parties de Juste la fin du monde sont des conflits universels qui témoignent de la frontière qui existe entre ce que nous ressentons et ce que la société peut percevoir de nous-mêmes.
Ce « cri » qui ne parvient pas à s’échapper dans l’épilogue n’est-il pas la manifestation symbolique la plus puissante de cette tension entre ce que je voudrais être ou faire et ce que les autres attendent ou croient voir de moi ? La force du théâtre de Lagarce, c’est de faire de cette question personnelle une expérience commune.