Faire vivre le débat dans une démocratie
Introduction :
L’une des grandes avancées de la démocratie se situe dans la permission du débat. Autrement dit, dans une démocratie, il est possible pour les citoyens de discuter, de remettre en question ou de problématiser les sujets politiques divers.
Le débat permet notamment de faire avancer des sujets de préoccupations contemporains. Aujourd’hui, ces sujets concernent aussi bien l’écologie que l’énergie, l’agriculture ou la question de la transformation de l’économie en une économie durable pour les travailleurs et les consommateurs.
Il faut donc s’interroger sur les conditions qui permettent au débat d’avoir lieu en démocratie.
Pour cela, nous analyserons d’abord les conditions idéales d’exercice du débat public et le rôle privilégiés des médias ; puis nous verrons les problèmes auxquels se heurte le débat démocratique actuel.
Les conditions du débat public
Les conditions du débat public
Liberté et rôle informatif des médias
Liberté et rôle informatif des médias
Le débat démocratique repose sur l’information et son accès pour tous les citoyens. L’information constitue en effet la base de la construction du débat, puisqu’elle permet d’obtenir les connaissances nécessaires à la discussion sur un sujet particulier.
- Le rôle des médias, qui transmettent l’information, la décryptent et sont même parfois à l’origine de débats, est donc essentiel.
Revenons rapidement sur ce qui a permis aux médias de devenir des éléments clés du débat public.
Débat public :
Le débat public désigne une discussion sur un sujet qui est ouverte aux citoyens et qui permet d’exprimer différents avis. Le débat doit permettre de faire avancer une prise de décision adaptée.
Jusqu’au XIXe siècle, l’information est strictement contrôlée par l’État : la possibilité d’un débat public est donc limitée.
Avec l’instauration de la IIIe République en 1870, le mouvement pour une plus grande liberté de la presse s’intensifie. Cela aboutit à la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui supprime notamment la censure et les délits d’opinion.
- La censure désigne le fait d’interdire la publication d’un ouvrage ou d’un article, parce qu’il critique le pouvoir en place.
- La censure est donc profondément antidémocratique, puisqu’elle limite l’expression des différentes opinions.
- Le délit d’opinion est une infraction : il consiste en l’expression d’une opinion politique ou religieuse contraire à ce que la loi permet.
- Par la loi sur la liberté de la presse, l’information devient indépendante de l’État et la liberté d’opinion est définitivement instaurée.
Sur le plan du progrès social et technique, la hausse du taux d’alphabétisation et le développement des médias de masse (la radio, à partir de 1921, la télévision à partir de 1949 et Internet à haut débit à la fin du XXe siècle) ont contribué à démocratiser l’information pour tous les citoyens, le débat public ne se cantonnant alors plus à une élite minoritaire dans la population.
Les médias sont aujourd’hui très nombreux et les supports se sont multipliés au cours du XXe siècle et du XXIe siècle : presse, radio, télévision, Internet, réseaux sociaux…
- On relèvera une stabilité des médias numériques qui, dans la dernière décennie, se sont durablement implantés dans les usages des Français. Si la consultation de la télévision est en baisse, elle reste toutefois le médium le plus utilisé, loin devant les réseaux sociaux pourtant en nette augmentation. Finalement c’est la presse écrite qui souffre le plus de la prédominance de ses homologues numériques.
Les médias sont une composante essentielle du débat public qu’ils contribuent à faire vivre avec l’apport d’informations.
Par leur pluralité et leur indépendance, ils rendent possible l’expression d’opinions et d’idées variées, voire contraires au pouvoir en place.
Les progrès techniques et sociaux depuis 1881 ont permis d’ouvrir largement l’accès à l’information. Cette démocratisation de l’information fait partie des conditions nécessaires au débat public.
Spécificité de la presse française
Spécificité de la presse française
Au XXe siècle, trois pays se distinguent tout particulièrement quant à la qualité de leur presse : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France.
Toutefois, ce sont des modèles de presse différents qui se construisent : les Anglo-saxons privilégient en effet une approche factuelle et à volonté objective des sujets qu’ils traitent.
La France se distingue plutôt par une approche d’opinion, dans la tradition des écrivains français qui se font connaître dans le monde entier au XIXe siècle : Victor Hugo, Jules Verne ou encore Émile Zola.
C’est d’ailleurs ce dernier qui valide définitivement l’orientation engagée et politique de la presse française par son célèbre article « J’accuse », publié en 1898. Sous la forme d’une lettre ouverte au président de la République de l’époque, Félix Faure, le texte de Zola pointe du doigt l’antisémitisme latent de la société française de l’époque.
Émile Zola pourfendant l’armée au travers de « J’Accuse…! »
Dès lors, la presse française va exister autour d’idéaux ou de mouvements politiques bien établis : Le Monde, Le Nouvel Observateur ou Libération par exemple vont s’inscrire dans une presse plutôt classée « à gauche », en dépit de certaines divergences d’opinion, quand Le Figaro ou Le Point par exemple seront plutôt classés « à droite ».
La presse française est alors souvent le lieu de débats, les différentes sensibilités politiques s’affrontant par articles, par unes ou par éditos interposés.
Par leur travail de divulgation de l’information et leur liberté de ton (que ce soit à travers une approche factuelle ou d’opinion), les médias œuvrent pour plus de transparence quant à l’action du pouvoir politique.
Cela ne les empêche pas de parfois prendre position pour ou contre des causes, des idées, orientant alors les débats publics.
Pour que le débat public se déroule dans des conditions démocratiques favorables, il faut donc que la liberté d’information soit garantie, mais nous allons voir qu’il faut aussi qu’une forme de rapport à la vérité s’établisse.
L’éthique de vérité
L’éthique de vérité
Michel Foucault est un philosophe français du XXe siècle connu pour avoir, entre autres, défini le concept de parrêsia, qui est une forme de rapport à la vérité.
Parrêsia :
C’est un concept hérité de la Grèce antique (orthographié alors parrhesia), qui signifie étymologiquement « parler de tout, librement ». Dans les ouvrages de philosophie actuels, on le traduit souvent aussi par « franc-parler ».
« Dans la parrhèsia celui qui parle fait usage de sa liberté et choisit le parler franc au lieu du mensonge ou du silence, le risque de mourir au lieu de la vie et de la sécurité, la critique au lieu de l’adulation et le devoir moral au lieu de son propre avantage ou de l’apathie morale. »
Michel Foucault, Discours et vérité
Chez Foucault, la parrêsia consiste plus spécifiquement, pour un sujet (un citoyen) qui s’exprime et qui a vocation à le faire, à dire la vérité au public, quel que soient les risques encourus. Cet idéal repose sur une recherche constante d’objectivité, et donc la nécessité pour l’individu de se libérer de ses influences.
La parole est un pouvoir : il convient donc de savoir se positionner face à ce pouvoir pour adopter une attitude favorable au débat démocratique.
Cela passe notamment par :
- la capacité d’opérer une certaine distanciation avec soi-même et avec les influences extérieures que l’on subit ;
- la mobilisation de son esprit critique pour interroger efficacement des informations et des discours (les siens ou ceux des autres), de manière à répondre au mieux à la recherche de vérité ;
- l’argumentation, qui permet de faire avancer le débat sur le fond ;
- le respect de la parole d’autrui.
Si nous en revenons plus précisément aux discours des partis politiques et de la presse, les citoyens doivent interroger les discours diffusés, puisque ces derniers sont forcément influencés par leur histoire, leur idéologie et donc leur parti pris.
La finalité de cette démarche intellectuelle est de poser les conditions d’un débat qui chercherait, au-delà des intérêts de chacun, à se concentrer sur les vérités de fond, pour dégager des conclusions bénéfiques au bien commun.
- Ceci suppose que chaque débattant respecte son interlocuteur ou interlocutrice en faisant preuve, en premier lieu, de bonne foi.
Il convient donc, afin de clarifier les débats, de constamment remettre en question les discours institutionnels afin de permettre au sujet, tel que l’appelle Foucault – c’est-à-dire chaque citoyen –, de savoir avec clarté comment se positionner dans un débat prédéterminé.
- Ainsi, l’éthique de vérité, la parrêsia, paraît essentielle à la bonne tenue d’un débat.
Cette éthique de la vérité est particulièrement importante lorsque les médias et les politiques commentent une décision publique. Elle l’est davantage encore dans le contexte actuel d’une critique croissante de la communication politique et des médias.
Les difficultés à maintenir un débat public de qualité
Les difficultés à maintenir un débat public de qualité
Lorsqu’il s’agit de « décrypter » une décision publique, selon le terme consacré aujourd’hui, pour en proposer un débat, les médias sont de plus en plus critiqués. Il en va de même pour les représentants politiques, dont on dénonce l’aspect de plus en plus policés des discours, du fait de la place toujours plus importante de la communication politique (travail sur la manière de s’exprimer afin d’obtenir le soutien de l’opinion publique).
Plus particulièrement pour les médias, nous allons analyser trois éléments qui expliquent ces critiques et qui peuvent agir sur la qualité des débats publics, à savoir :
- la concentration médiatique ;
- la perte de fond au profit de la forme ;
- la prolifération des infox (ou fake news) et la position du métier de journaliste.
La question de l’indépendance des médias
La question de l’indépendance des médias
Depuis plusieurs années, l’indépendance des médias est remise en question.
- Or, cette indépendance est garante de la liberté d’opinion et de la liberté du travail journalistique.
Nous l’avons vu, la presse écrite souffre en France depuis plusieurs années, notamment en raison de l’avènement des nouvelles technologies.
De nombreux titres de presse en difficulté ont ainsi été rachetés par de grosses fortunes. Ces groupes ont absorbé la plupart des médias proposés, que ce soit dans la presse écrite, la radio, la télévision ou sur Internet.
- On parle de concentration des médias.
Concentration des médias :
Action d’un acteur industriel consistant à rassembler plusieurs médias sous une seule entité.
Cela permet notamment de mobiliser plusieurs secteurs (comme la radio et la télévision par exemple), et donc de toucher une plus forte audience, tout en faisant des économies substantielles, un même reportage pouvant être proposé aux différentes plateformes du groupe.
Xavier Niel (fondateur de Free) et le banquier Mathieu Pigasse ont ainsi racheté Le Monde, Courrier International et Télérama.
De même, Patrick Drahi, magnat de la télécommunication, a racheté le groupe RMC et la presse qui lui est associée, notamment BFM TV et L’Express.
Il est ainsi délicat de considérer la réelle indépendance de la presse dans un contexte de concentration des médias. Comment, en effet, espérer une objectivité journalistique lorsqu’il s’agira de traiter de sujets qui pourraient déplaire, par leur idéologie, à des propriétaires qui sont également bailleurs de fonds ?
Une enquête de l’Ojim (Observatoire des journalistes et de l’information médiatique) réalisée en 2013 auprès de 5 298 contributeurs, propose un aperçu de l’opinion public sur l’influence des propriétaires sur le contenu de leurs médias.
- Ce graphique montre que 88 % de la population pense qu’un média est influencé par celui qui le finances.
À cette question d’objectivité, s’ajoute logiquement celle de la liberté de la presse dont on peut observer ci-dessous le classement de la France par année depuis 2002.
- Ce diagramme montre que la liberté de la presse est globalement en recul en France. La précarisation du métier de journaliste (une part croissante d’entre eux est payée à la pige, c’est-à-dire à la tâche), les pressions exercées par les politiques ou par des lobbies industriels et la concentration des médias sont autant de paramètres à prendre en compte pour expliquer le classement de la France dans ce domaine.
La qualité du débat peut être altérée lorsque les médias sont utilisés comme des moyens d’influence, voire de manipulation de l’opinion, d’où l’importance de la liberté et de l’indépendance des journalistes.
Outre les pressions subies par les vecteurs de l’information, la qualité du débat peut aussi être ternie par le développement de la communication politique qui gêne parfois la démarche de transparence.
La perte de fond dans les débats médiatiques
La perte de fond dans les débats médiatiques
Mais la perte des débats publics en qualité est aussi liée à des déviances dans le traitement de l’information : la parrêsia devient donc de plus en plus difficile à observer.
LCI, CNews, BFM TV, France Info sont autant de chaînes d’information en continu qui peuplent désormais le PAF (Paysage audiovisuel français).
Elles ont révolutionné le traitement de l’information par leur omniprésence : 24 h/24 h, 7 jours sur 7, les chaînes d’information en continu tentent de capter l’attention de leur public.
Elles s’articulent généralement autour de deux temps forts :
- les flashs d’informations, toutes les heures, pour apporter un regard en temps réel sur l’information, à la manière de ce qui se fait déjà depuis plusieurs années sur les stations de radio ;
- la tenue de magazines qui tantôt décryptent et analysent, tantôt débattent de l’actualité.
Seulement, l’exercice a une limite : à force de vouloir occuper l’antenne autour d’un seul axe, qui est celui de l’information, on risque des redites, des prises d’antenne vides de sens (puisque le journaliste n’a pas d’information neuve à apporter par rapport à sa dernière prise d’antenne qui remonte parfois au quart d’heure précédent), voire des fautes professionnelles.
Ainsi, en janvier 2015, lorsque les terroristes ayant abattu des membres de la rédaction de Charlie Hebdo, ainsi que des employés et clients d’un magasin Hyper Casher, avaient pris en otage le personnel d’une imprimerie, un journaliste de BFM TV avait révélé par mégarde l’emplacement d’un des employés qui avait réussi à échapper aux terroristes.
De manière plus générale, que ce soit sur les chaînes télévision ou sur les ondes radiophoniques, on assiste à la multiplication de débats où la recherche du buzz, ou bien la volonté d’attaquer l’invité, l’emporte sur l’analyse. Cela peut se traduire de différente façon en fonction du médium ; voici deux exemples :
- le rassemblement sur un plateau télé (ou radio) d’un nombre très élevé d’invités ou de chroniqueurs aux positions opposées, parfois de manière caricaturale ;
- l’incitation au clic, de la part des journaux en ligne notamment, via l’utilisation de titres volontairement provocateurs propres à déchaîner les éventuels commentateurs.
- La recherche de clash l’emporte alors souvent sur le débat, empêchant de discuter du fond d’un sujet et, dans le cas des personnalités publiques, favorisant les « petites phrases » qui feront alors aussitôt sensation sur les réseaux sociaux.
La logique de rentabilité et la déviance d’un certain journalisme vers le sensationnalisme plutôt que l’analyse ou l’investigation sont des freins à l’établissement d’un débat démocratique de qualité.
- Ces tendances déviantes contribuent à la méfiance des citoyens envers les médias et les journalistes, dont le rôle est parfois critiqué.
Ce mode de pensée est visible dans de récents sondages : ainsi, pour l’opinion publique, le médium le plus indépendant serait Internet. Soit le seul permettant l’expression non seulement des journalistes, mais aussi des citoyens.
Le cas des réseaux sociaux : quelles influences sur le débat public ?
Le cas des réseaux sociaux : quelles influences sur le débat public ?
Les réseaux sociaux sont intéressants à étudier du point de vue des répercussions qu’ils ont sur les débats publics.
Phénomène technologique et social du début du XXIe siècle, l’émergence des réseaux sociaux, par exemple Facebook et Twitter, n’en finit plus de soulever des questions.
- S’ils ont en effet l’avantage de fournir un accès à l’information en temps réel et s’ils ont le mérite de faciliter la prise de parole des citoyens sur des questions d’actualité parfois brûlantes, ils posent aussi la question de leurs déviances.
Les réseaux sociaux ont ceci de positif qu’ils permettent l’expression des citoyens et favorisent aussi la visibilité d’initiatives citoyennes, telles que les pétitions ou l’organisation de rassemblements pour exposer un avis sur un sujet. Ils incluent donc directement chaque citoyen qui souhaite participer à un débat.
On peut ainsi penser à la pétition de soutien lancée à la fin de l’année 2018 dans le cadre de l’« Affaire du siècle ». Cette affaire désigne la poursuite en justice de l’État par des associations et des citoyens afin de condamner son inaction climatique.
Cette pétition est devenue, grâce à sa circulation sur les réseaux sociaux notamment, la pétition la plus signée de de France.
Cependant, les réseaux sociaux sont difficilement contrôlables et ils sont donc aussi le lieu de différentes dérives qui polluent le débat public.
Qui n’a jamais constaté des prises de parole haineuses, vides de tout argument et des articles prétendument journalistiques divulguant des informations non vérifiées dans une orthographe et une syntaxe plus que douteuses ? Cette médiocrité des contenus menace le débat démocratique.
- Le problème sous-jacent posé ici, c’est que n’importe qui peut alors s’improviser journaliste, dégradant l’image de la profession et la confiance qu’on peut lui accorder.
À cela s’ajoute une particularité propre à notre monde globalisé : les réseaux sociaux, créés et hébergés aux États-Unis, sont juridiquement dépendants de la justice américaine, et même californienne pour être précis. Ainsi, toute tentative de les réguler se heurte à une impossibilité juridique.
Les réseaux sociaux facilitent et démocratisent la prise de parole des citoyens sur des sujets qui les concernent. Ils permettent aussi un rapport immédiat à l’information.
Néanmoins, l’apparition des fake news et la déconstruction du métier journalistique polluent le débat démocratique d’un point de vue qualitatif.
Conclusion :
Les médias, en tant que vecteurs de l’information auprès des citoyens, constituent des piliers de la démocratie. Leur liberté (indépendance, pluralisme, liberté d’expression), aujourd’hui remise en question, et leur accessibilité constituent ainsi une condition du débat public démocratique.
Le débat, pour avoir une valeur et apporter une réelle plus-value à la démocratie, doit se placer sous le principe de l’éthique de vérité, tel que défini par Michel Foucault.
Les freins à l’établissement d’un débat de qualité sont multiples. Ils concernent notamment la concentration médiatique qui freine l’indépendance des journalistes, la mise à mal de la profession journalistique (journalisme à sensation, réseaux sociaux) et la multiplication des informations non vérifiées et autres fake news qui sapent les bases du débat démocratique.