La ville comme objet poétique

Introduction :

À l’inverse du poète romantique qui puise son inspiration dans la nature, le poète qui s’inspire du milieu urbain cherche à affirmer sa modernité et son amour pour la poésie. Nous allons étudier les formes que peut prendre la poésie qui construit la ville comme objet poétique.

Dans un premier temps, nous verrons que les poèmes s’inspirant de la ville se démarquent des modèles traditionnels et revendiquent une poétique de la modernité. Nous étudierons ensuite un poème qui construit la ville comme cadre d’injustices.

Une poétique de la modernité

Le milieu urbain est un thème propice à célébrer la modernité ou à affirmer une volonté de modernité dans la poésie.

Apollinaire est un poète de la Belle Époque, avant la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une période de profondes mutations dans le domaine artistique. Le poème qui suit est extrait d’Alcools, d’Apollinaire, publié en 1913. Il s’agit d’un extrait de « Zone » :

« À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
[…]

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes »

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À retenir

Poème liminaire, « Zone » fixe les règles poétiques du recueil. Il est une sorte « d’Art poétique », c’est-à-dire qu’Apollinaire y introduit les fondements de sa poésie.

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Définition

Poème liminaire :

Premier poème d’un recueil.

« Zone » est un long poème de 155 vers. Il semblerait qu’il ait été inspiré par Les Pâques à New York de Blaise Cendrars, qui est considéré comme le fondateur de la poésie de la « modernité ». Le thème lyrique traditionnel de l’amour laisse place ici à l’admiration de la ville. Il s’agit d’un poème en vers libres, sans ponctuation et avec des vers de longueur variable, ce qui est, dans la forme même du poème, une marque de modernité. Le mot « zone » vient du grec, il signifie « ceinture ». La « zone » est donc la partie autour de Paris, en dehors des fortifications qui seront détruites après 1918.

On peut remarquer le réalisme dans la description de la ville. Les objets choisis pour la décrire ne sont pas poétiques, comme la « cloche », la « sirène », les « enseignes », et les « plaques », mais le poète les transfigure.

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Définition

Transfigurer :

Transformer une chose banale en quelque chose d’éclatant et de sublime.

Les objets liés à la ville sont par exemple personnifiés, la « sirène » « gémit », la « cloche » est « rageuse » et « aboie ».

Et les « inscriptions », les « enseignes », les « plaques », et les « avis » sont comparés à des « perroquets » qui « criaillent ».

Apollinaire fait l’éloge de la ville (il la met en valeur et vante ses mérites), et l’éloge de la tour Eiffel, alors pourtant beaucoup critiquée.

En effet, elle est encore à l’époque un objet de modernité puisqu’elle a été construite en 1889. Apollinaire crée ici un paradoxe, il fait de la tour Eiffel une bergère alors qu’elle est située au cœur de la ville. Il personnifie également la tour puisqu’il s’adresse à elle et la qualifie de « bergère », il la tutoie également :

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine »

L’image est originale et audacieuse. Il compare ainsi la ville à la campagne. Apollinaire emploie le vocatif « ô », très utilisé dans la poésie lyrique traditionnelle. Cela permet de rappeler qu’il fait lui aussi de la poésie lyrique, mais sur un thème totalement différent.

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À retenir

Apollinaire fait l’éloge du quotidien et de la banalité. Il démontre que le quotidien lui aussi peut être digne de la poésie et peut constituer un objet poétique.

Aussi les « Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes » peuvent eux aussi être des personnages poétiques.

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À retenir

La ville est donc le support de la poésie et le poète transforme sa vision de la ville en images modernes et originales.

On peut remarquer le champ lexical de la beauté : « jolie », « Neuve », « propre », « belles », et « grâce ». Tous ces termes sont rapportés à la rue industrielle qui est ici l’illustration de la modernité que le poète veut mettre en avant.

En effet, il souhaite quitter le monde ancien, il veut une rupture. Il écrit : « À la fin tu es las de ce monde ancien » et « Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine ».

C’est pourquoi la poésie, qui s’est souvent tournée au cours de son histoire vers les thèmes antiques, doit se renouveler. On pense notamment au Parnasse.

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Définition

Parnasse :

Mouvement littéraire du XIXe siècle qui prône l’art pour l’art. L’esthétique doit passer avant tout et le poète garde une certaine distance, une supériorité par rapport au réel. Il prône également le retour aux thèmes antiques.

Les liens qui sont faits entre poésie traditionnelle et milieu urbain visent à démontrer que ce sujet est digne des sujets poétiques traditionnels.

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À retenir

Selon Apollinaire, la beauté réside donc dans la laideur d’une rue industrielle. Le poète joue avec les paradoxes.

Toulouse-Lautrec, artiste peintre contemporain d’Apollinaire, disait :

« Toujours et partout la laideur a ses accents de beauté, c’est passionnant de les découvrir là où personne ne les voit ».

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À retenir

Ainsi, il suffit de regarder la rue industrielle pour voir sa beauté.

La ville : théâtre de l’injustice

Écrit en 1912, Les Pâques à New York est le premier long poème de Blaise Cendrars. C’est un grand voyageur qui a expérimenté plusieurs types d’écrits. Les Pâques à New York est un poème directement inspiré de son expérience, alors qu’il côtoyait la misère de la ville. L’immigration en provenance des pays d’Europe, en raison de la pauvreté et de l’industrialisation, ont poussé des populations à s’installer en ville, dans la plus grande précarité :

« Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds1, des recéleurs2.

Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,
Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.

Seigneur, l’un voudrait une corde avec un nœud au bout,
Mais ça n’est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l’opium pour qu’il aille plus vite en paradis.

Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l’orgue de Barbarie,

À la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier ;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l’éternité. »

1 Le terme « va-nu-pieds » est un synonyme de vagabond.
2 Le mot « recéleur » désigne une personne qui revend ou possède des objets qu’elle sait avoir été volés.

Ce poème est composé de distiques, chaque strophe est en effet constituée de deux vers.

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Définition

Distique :

Un distique est un groupe de deux vers. Souvent, ils riment ensemble et forment un sens.

On peut s’étonner du titre du poème qui mélange tradition et modernité. Pâques est en effet une fête catholique traditionnelle et New York est, au contraire, le symbole de la modernité. C’est une grande ville en pleine expansion. Au cours de son poème, Cendrars rapproche le calvaire de Jésus au calvaire que vivent les personnes les plus démunies dans la rue.

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À retenir

Le texte se situe donc entre le témoignage et la prière.

Le poète parle à la première personne du singulier, « je », et interpelle directement Jésus, en l’appelant « Seigneur » et « vous » tout au long du poème. On peut d’ailleurs remarquer l’anaphore de « Seigneur » aux vers 1 et 5.

Pâques est le moment de la résurrection du Christ, c’est un message d’espoir, le symbole d’un renouveau. Mais dans la rue, ils l’attendent. Le poète, témoin de ce désespoir, est amer, il est en attente d’un signe. Le texte que livre Cendrars est bouleversant et brosse le portrait d’une ville à travers une partie de sa population. Il s’intéresse au côté humain du milieu urbain. L’anecdote racontée est le témoignage de la souffrance des populations vivant dans la rue mais aussi de l’empathie du poète :

« Seigneur, l’un voudrait une corde avec un nœud au bout,
Mais ça n’est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.

Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit. 
Je lui ai donné de l’opium pour qu’il aille plus vite en paradis. »

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Définition

Empathie :

Identification avec une personne ou un personnage par les sentiments qui sont éprouvés.

Le langage familier calque le langage de la rue comme le mot « gratis » ou même l’expression « vieux bandit ». Cela permet de dépeindre au plus près l’humain dans cette partie de la ville.

Cendrars fait une énumération à la manière de clichés photographiques :

« Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l’orgue de Barbarie,
À la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier »

Ainsi le lecteur peut se représenter les personnes côtoyées.

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À retenir

Elles sont saisies par le poète et rendues visibles à la lumière de la poésie.

Il révèle ces personnes qui sont selon lui, dignes du paradis :

« Je sais que ce sont eux qui chantent durant l’éternité. »

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À retenir

Cendrars fait ici le constat alarmant de la misère dans la ville. Ces personnages peuplent le paysage urbain, ils sont l’âme de la ville.

Conclusion :

La ville est un objet poétique qui fascine les poètes car elle cristallise les éléments qui constituent la modernité, elle en est le symbole. Le poète agit comme un révélateur, il nous dévoile la beauté qui réside dans le paysage urbain et dans le quotidien. La ville est donc un sujet cher à la modernité. Mais elle est aussi le théâtre d’injustices que le poète tend à dénoncer. Il charge ainsi son discours poétique d’un sens profondément humaniste.