Pour un oui ou pour un non

information-icon

Le bac de français 2025 arrive à grand pas ! Pas de stress, on a pensé à toi avec la liste des oeuvres ou bien un plan de révision pour les épreuves anticipées de 1ere 💪

Pour un oui ou pour un non, Nathalie Sarraute, les secrets du langage

Introduction :

L’histoire de la littérature a longtemps minimisé la place des femmes. Nathalie Sarraute est une exception, puisqu’elle apparaît dans de nombreux ouvrages comme une des autrices les plus importantes du vingtième siècle. Fait rare : elle est même considérée comme la théoricienne principale d’un mouvement littéraire, en l’occurrence, le Nouveau Roman. Pourtant, c’est une femme discrète, arrivée tard dans le monde des lettres, et dont l’œuvre est réputée difficile. Et pour cause, le sujet principal de son écriture c’est le langage lui-même. Plus encore, elle choisit d’écrire sur les difficultés qu’il existe à prendre la parole. Elle s’intéresse donc aux mystères de la parole, à ses secrets. Son choix de l’écriture théâtrale entre 1964 et 1982 est une façon de prolonger la réflexion qu’elle engage avec le roman et l’essai, et de la rendre populaire. Son théâtre incarne un délassement pour elle, mais pour de nombreux spectateurs il s’agit d’une révélation.
Pour comprendre en quoi Pour un oui ou pour un non est une œuvre qui permet d’accéder à l’invisible de nos conversations ordinaires, il faut étudier la façon dont Sarraute fait du langage un personnage à part entière. En décrivant les mécanismes de la parole, est-il possible de s’interroger sur la valeur qu’on lui donne ? Les nouveautés de l’écriture de Sarraute accompagnent le bouleversement de la représentation théâtrale après la Seconde Guerre mondiale. Plus précisément, elles sont le fruit d’une littérature en crise, qui cherche de nouveaux sujets et des formes nouvelles. Par la façon dont cette pièce représente les différentes étapes d’une dispute et ses implications extérieures, elle est une illustration tardive d’une notion que Sarraute avait imaginée dès 1956 : le « logodrame ».

Une littérature en crise

Immanquablement, chaque génération d’écrivains cherche à imposer de nouvelles normes. Pour se démarquer des anciens courants et imposer leur style et leur vision du monde, nombreux sont les artistes à mettre en crise leur discipline. Mais il est des périodes où cette crise est plus virulente qu’à d’autres. La deuxième moitié du vingtième siècle, marquée par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, est un de ces moments de radicalité extrême. On n’y proclame pas moins que la mort de l’intrigue et du personnage (Alain Robbe-Grillet), et même la « mort de l’auteur » (Roland Barthes). Une période que Nathalie Sarraute appelle « l’ère du soupçon ».

En quête d’un renouveau générique

Après les horreurs de la dernière guerre, il est difficile pour toute une série d’écrivains européens d’écrire à nouveau des récits réalistes. Il leur apparaît difficile de rêver à de nouveaux mondes dans lesquels on se sent en sécurité, avec des personnages auxquels on s’attache, et en suivant une histoire avec un début, un milieu et une fin. L’Histoire les a laissés perclus d’angoisses et profondément inquiets. Il faut donc que ce traumatisme se retrouve dans la littérature. Dans les années cinquante, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, et Robert Pinget, entre autres auteurs qu’un journaliste appellera les « Nouveaux Romanciers », se lancent dans des expérimentations inédites.

Alain Robbe-Grillet - SchoolMouv - Français - 1re Photographie d’Alain Robbe-Grillet en 2006 ©Jose Lara – CC BY SA 2.0

Ils vont rédiger des romans qui ne racontent presque aucune histoire et qui ne donnent aucune information sur les personnages. Ce qui compte, c’est de figurer des flux de conscience. Autrement dit, de figurer des pensées qui perçoivent le monde avec difficulté, avec des oublis, des répétitions, etc. Même l’auteur tente de s’effacer au maximum, derrière une écriture blanche et un narrateur externe qui enregistre tout, comme une caméra.

bannière definition

Définition

Écriture blanche :
La notion d’« écriture blanche » est inventée par Roland Barthes. Elle désigne une écriture qui serait neutre, froide, objective, avec un minimum d’indice de subjectivité.

bannière definition

Définition

Narrateur externe :
Narrateur extérieur à l’histoire qui ne voit que les résultats des actions, comme un témoin qui observerait la scène.

Il est pertinent de rapprocher ces expérimentations romanesques des expérimentations théâtrales menées à la même époque par Arthur Adamov, Eugène Ionesco ou Samuel Beckett.

Samuel Beckett - SchoolMouv - Français - 1re Photographie de Samuel Beckett en 1977, par Roger Pic

Aucun de ces trois auteurs ne cherche à montrer le déroulement d’une histoire sur scène. Ils veulent plutôt montrer des situations. Le langage est considéré comme un outil de communication douteux puisqu’il permet de duper les autres. Le temps n’avance pas, ou se répète, et les personnages sont enfermés dans des situations qui peuvent sembler absurdes aux spectateurs. D’ailleurs, au début des années soixante, un critique va considérer que leurs pièces forment un « théâtre de l’absurde ».

bannière à retenir

À retenir

Sarraute s’inscrit dans une dynamique de renouveau des genres littéraires. Elle est désignée comme appartenant au mouvement du Nouveau Roman, et elle s’engage dans un cycle théâtral qui prend le langage comme sujet.

Sarraute et le théâtre

Les romans de Sarraute, Portrait d’un inconnu (1948) ou Martereau (1953), témoignent du travail qu’elle entreprend dans l’immédiat après-guerre et qui la rapproche du groupe des nouveaux romanciers. Dans les années soixante, Le Planétarium ou Les Fruits d’or confirment son désir de réaliser des exercices d’écriture novateurs. Selon elle, le temps n’est plus aux grands récits historiques, aux romans d’apprentissages, à la narration de destinées exemplaires comme au dix-neuvième siècle ou au début du vingtième. Contrairement à Balzac, Zola ou Aragon, entre autres exemples, elle ne s’intéresse pas aux grandes épopées ou à la sociologie, mais se focalise sur le détail, l’anecdote, à travers des textes brefs et fragmentaires.

bannière definition

Définition

Épopée :
Très long récit qui célèbre un héros et des faits importants.

arbre généalogique des Rougon-Macquart - SchoolMouv - Français - 1re L’arbre généalogique des Rougon-Macquart réalisé par Émile Zola : aux antipodes du projet de Nathalie Sarraute, 1892, BNF

Son œuvre est extrêmement cohérente, puisqu’elle théorise déjà cette recherche avant la guerre. En effet, dans les années trente, elle développe ses réflexions sur le langage dans le recueil de texte qu’elle nomme Tropismes. Puis, elle écrit L’Ère du soupçon en 1953, un véritable manifeste du Nouveau Roman. On y retrouve toujours la même idée : il serait temps de prendre acte de la fin du roman classique, et de partir en quête d’une nouvelle réalité en explorant notre conscient et notre inconscient.

bannière definition

Définition

Manifeste :
Texte qui propose de nouvelles pratiques artistiques en même temps qu’une nouvelle vision du monde.

Cependant, ses expérimentations ne lui suffisent pas. Délaissant le roman, elle va tenter de transposer sa démarche au théâtre à partir de 1964 avec la pièce Le Silence.

bannière exemple

Exemple

Dans un entretien à la télévision avec Olivier Soufflot de Magny, Sarraute explique :
« Chaque fois que j’ai fini un livre, j’ai envie d’écrire une pièce. Ça m’intéresse, c’est plus facile, c’est amusant à faire. »

Elle vient au théâtre par hasard, sans prétention particulière. Pour sa première pièce, elle choisit une situation étrange, qui peut rappeler le théâtre de l’absurde, puisqu’il s’agit de six personnages qui ne parviennent pas à poursuivre leurs dialogues à cause d’un septième, qui reste silencieux. Dès lors, elle ne cessera pas de traiter ce rapport entre parole et silence dans toutes ses pièces, que Jean-Louis Barrault met la plupart du temps en scène. En quelque sorte, c’est une façon pour elle de donner corps à ses hypothèses théoriques.

bannière attention

Attention

Les pièces de théâtre de Nathalie Sarraute ne sont pas uniquement des illustrations de concepts. Ce n’est pas un « théâtre à thèse », parce qu’elle ne défend pas absolument une idée. Chaque pièce vaut pour elle-même, parce qu’elle propose une exploration inédite de la langue.

Sa focalisation sur le dialogue est telle que Sarraute reconnaît qu’elle n’imagine pas les corps des comédiens quand elle écrit. Elle ne réfléchit ni aux décors, ni aux mouvements, mais seulement à la prononciation du texte. Pour un acteur ou un metteur en scène, cette façon de faire offre une grande liberté. Le gros plan sur le texte s’explique d’autant plus que Sarraute écrivait d’abord pour que ses dialogues soient dits à la radio, dans des « pièces radiophoniques ».

pièce radiophonique aux Pays-Bas - SchoolMouv - Français - 1re
Enregistrement d’une pièce radiophonique aux Pays-Bas en 1949 ©Collectie SPAARNESTAD PHOTO/Wiel van der Randen, via Nationaal Archief

Pour un oui ou pour un non ne sera d’ailleurs mis en scène, en anglais, à New York, qu’en 1985, soit trois ans après son écriture. En 1986, la pièce est jouée au Théâtre du Rond-Point, à Paris, et c’est un immense succès. Très vite, elle se voit traduite dans le monde entier, puis adaptée au cinéma. La langue de Sarraute au théâtre est simple, faite de phrases courtes avec un vocabulaire clair. C’est une façon de rendre accessibles les réflexions sur la langue qu’elle développe dans ses romans et dans ses essais, et cela fait d’elle une autrice populaire.

bannière definition

Définition

Populaire :
Qui appartient ou qui s’adresse au peuple.

Mettre en scène le rien ?

La popularité de la pièce étonne, car malgré des dialogues simples, son sujet est exigeant. Il s’agit de représenter une dispute entre deux hommes, mais en donnant le minimum d’informations sur qui ils sont, et où ils sont. Sarraute propose un théâtre minimaliste. Aucune indication sur l’époque n’est donnée. La pièce est brève, et ne développe pas de longues didascalies informatives. Le spectateur comprend tout de même que la conversation a lieu chez un des deux personnages, qu’il y a une fenêtre et une porte dans la pièce où ils se trouvent, mais rien de plus. Tout est fait pour nous contraindre à nous intéresser au propos lui-même, aux mots, aux arguments des deux personnages, à leurs hésitations, à leurs silences, etc. Ce minimalisme est perceptible également dans l’anonymat des personnages. Leurs prénoms ne sont jamais prononcés. Dans le texte, c’est seulement une lettre indiquant leur sexe qui indique qui parle : H1, H2, H3 et F. Sur leurs aspects physiques, rien n’est dit. Sarraute avait déjà eu recourt à cette technique dans Le Silence. Là aussi, les personnages étaient désignés par un H ou par un F.
La pièce pourrait paraître insignifiante si les deux hommes n’avaient rien à se dire. Mais c’est tout le contraire. H2 a visiblement quelque chose à reprocher à H1, mais il parvient difficilement à l’exprimer. Dès les premières répliques, il apparaît clairement que les deux amis vont se disputer. L’événement qui justifie la pièce, c’est la rupture qui suit cette dispute. A priori, H2 entre dans un conflit « pour un oui ou pour non », donc pour une raison futile.

bannière definition

Définition

Futile :
Qui ne mérite pas qu’on s’arrête dessus, qui n’est pas sérieux.

Si leur échange a de la valeur, c’est parce que sous ce rien se cache quelque chose d’important. Sarraute s’appuie sur cette ambiguïté pour fixer notre attention. Le ressort principal de sa pièce, c’est la joute verbale elle-même. Elle se concentre sur une dimension qu’Eugène Ionesco, dans Notes et Contre-notes, considérait comme le fondement de la théâtralité : « D’abord le théâtre a une façon propre d’utiliser la parole, c’est le dialogue, c’est la parole de combat, de conflit ». Sarraute met au cœur de la pièce la parole, certes, mais pas n’importe laquelle : la parole combattante, celle de la polémique.

bannière definition

Définition

Polémique :
Type de débat vif, agressif.

bannière à retenir

À retenir

Pour comprendre l’histoire de Pour un oui ou pour un non et saisir ce qui est en jeu, il faut se concentrer sur les mouvements de la parole.

L’invention du « logodrame »

Sarraute forge le terme « logodrame » dans L’Ère du soupçon, en associant le mot grec logos (« la parole ») au drame, le genre théâtral qui, en substance, mélange la comédie et la tragédie. Dans un drame, il y a une action qui se déroule grâce au langage. Dans Pour un oui ou pour un non, c’est le langage lui-même qui forme l’objet de l’action. Le spectateur est amené à suivre le déroulement d’une dispute, et surtout ses sous-entendus.

Organiser une dispute

Cela se remarque assez vite à la lecture : il n’y a pas d’histoire à proprement parler, mais la mise en scène rigoureusement organisée d’une dispute. H2 reproche à H1 de l’avoir méprisé, à travers une expression qui, a priori, n’est pas insultante. Alors qu’H2 se vantait d’un petit fait quelconque, H1 lui aurait répondu : « C’est biiiien… ça… » avec un ton condescendant.

bannière exemple

Exemple

Voici comment H2 explique à H1 ce qui le perturbe :
« H. 2 : Eh bien… tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parlé… tu m’as dit : “C’est bien… ça…”
H. 1 : Répète-le, je t’en prie… j’ai dû mal entendre.
H. 2, prenant courage : Tu m’as dit : “C’est bien… ça…” Juste avec ce suspens… cet accent…
H. 1 : Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça… ce n’est pas possible… »

S’ouvre alors un procès envers H1, qui plaide non coupable : il n’aurait pas voulu blesser son ami de toujours. Pour trancher entre leurs deux opinions, H2 fait appel à leurs deux voisins, H3 et F. Mais ces derniers sont plutôt favorables à H1. H2 leur semble être quelqu’un de compliqué, qui se vexe facilement. La dispute reprend donc de plus belle. Il est clair qu’H2 a du mal à se confronter aux regards des autres. Il reconnaît que personne, dans ses relations, n’est de son côté dans cette histoire. De plus, il regrette que ses voisins ne se rangent pas à son avis. Il souffre aussi de ne pas se faire comprendre de son ami. Enfin, il porte peut-être un regard dur sur lui-même. Une telle sensibilité cache autre chose : le débat est en fait bien moins superficiel qu’il n’en a l’air, car ce qui pose un problème ce n’est pas vraiment la formule en elle-même, mais le ton sur lequel elle a été prononcée. Comme le dit H2 : « Eh bien, c’est juste des mots… », mais il se trouve qu’une parole n’est jamais une chose insignifiante.

bannière exemple

Exemple

Juste avant l’écriture de Pour un oui ou pour un non, Sarraute a fait paraître le recueil L’Usage de la parole, dans lequel elle réfléchit sur la nécessité de ne pas se laisser atteindre par tous les mots qui peuvent nous blesser au quotidien :
« Comment vivrait-on si on prenait la mouche Pour un oui ou pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on en faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires. »

En effet, quand le débat reprend après le départ des voisins, les deux hommes arrivent au cœur de leurs accusations. Pour H2, H1 est trop prompt à étaler son bonheur familial, bourgeois, consensuel, devant tout le monde. Et pour H1, H2 est trop « poète » à son goût, trop solitaire et trop contemplatif. Ainsi deux visions du bonheur s’opposent. La question de la différence et de la réussite sociale se pose.

bannière exemple

Exemple

« H. 2 : Non, ce n’est pas tout. Absolument pas. Tu te sentais heureux, c’est vrai… comme vous deviez vous sentir heureux, Janine et toi, quand vous vous teniez devant moi : un couple parfait, bras dessus, bras dessous, riant aux anges, ou bien vous regardant au fond des yeux… mais un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me tends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre… Et moi…
H. 1 : Ah nous y sommes. J’ai trouvé. Et toi…
H. 2 : Et moi quoi ? Qu’est-ce que j’étais ?
H. 1 : Tu… tu étais…
H. 2 : Allons, dis-le, j’étais quoi ?
H. 1 : Tu étais jaloux.
H. 2 : Ah nous y sommes, c’est vrai. C’est bien ce que tu voulais, c’est ce que tu cherchais, que je sois jaloux… Et tout est là. Tout est là : il te fallait que je le sois et je ne l’étais pas. »

Le lecteur ou le spectateur comprend que leur amitié reposait sur un malentendu, puisqu’en réalité l’un n’approuve pas les choix de vie effectués par l’autre. Dès lors, le conflit semble moins superficiel qu’il n’y paraît. Et même si les deux amis se présentent réciproquement des excuses un peu avant la fin de la pièce, la rupture est inéluctable.

bannière exemple

Exemple

« H.2 : Mon Dieu ! et moi qui avais cru à ce moment-là… comment ai-je pu oublier ? Mais non, je n’avais pas oublié… je le savais, je l’ai toujours su…
H. 1 : Su quoi ? Su quoi ? Dis-le.
H. 2 : Su qu’entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission… C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi.
H. 1 : Là, tu vas fort.
H. 2 : Mais non, pas fort du tout. Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent. »

Dire et ne pas dire

Ce qui intéresse Sarraute dans ses explorations langagières, qu’il s’agisse de ses romans, de ses essais ou de ses pièces de théâtre, c’est ce qui se passe derrière le langage. Dans Pour un oui ou pour un non, ce qui compte ce n’est pas la conversation en elle-même, mais ce que Sarraute nomme dans L’Ère du soupçon la « sous-conversation ». C’est-à-dire ce qui se cache derrière la conversation ordinaire. Tout ce qui révèle la vie intérieure des uns et des autres. Une parole, un geste, une attitude, une intonation peut trahir une pensée que l’interlocuteur ne comptait pas exprimer. Ces petites actions involontaires relèvent de l’inconscient.

Il faut dire que la psychanalyse a fortement influencé les auteurs du Nouveau Roman ou du théâtre de l’absurde. Plus largement, c’est un bouleversement de la pensée qui survient au début du vingtième siècle. Freud découvre un territoire inexploré dans notre esprit, celui de l’inconscient.

Sigmund Freud - SchoolMouv - Français - 1re Photographie de Sigmund Freud, vers 1921, par Max Halberstadt

Cette région de notre être nous fait faire et dire des choses sans que nous nous en rendions compte, ou sans que nous le voulions. C’est une approche révolutionnaire des troubles psychiques et de la vie de l’esprit. De ces nombreuses explorations, Sarraute retient la partie qui s’intéresse aux non-dits, à l’indicible, à l’implicite. Comment exprimer ce qu’on ne peut pas exprimer ?

bannière attention

Attention

Il n’y a pas que Freud qui théorise la question de l’inconscient, et il n’est pas le seul à proposer des pistes pour l’exploration de notre structuration mentale. Tous ces sujets font encore l’objet de nombreuses recherches aujourd’hui.

Pour faire de ces interrogations théoriques difficiles un objet d’art et une façon de nous faire découvrir le fonctionnement humain, Sarraute se consacre à la mise en scène de ce qu’elle appelle des « tropismes » dans un ouvrage du même nom, Tropismes, qui paraît en 1957. C’est d’abord un terme scientifique qui désigne la réaction d’une plante à une stimulation extérieure. Par exemple, quand le soleil brille, les plantes poussent dans sa direction. Donc, le tropisme est un petit mouvement qui oblige à prendre une orientation. Dans le langage, cela désigne des mouvements instinctifs, subtils, qui nous échappent, mais qui disent quelque chose de ce qui se passe à l’intérieur de nous-mêmes et qu’il n’est pas possible de contrôler. Ainsi, H1 n’a pas dit à H2 : « Je n’approuve pas tes choix de vie. », même s’il le pense. Il a cru dissimuler sa pensée derrière un « C’est bien… ça. », mais le ton sur lequel il l’a dit l’a trahi. Quand H2 utilise l’ironie avec H1, celui-ci comprend que son ami n’est pas sincère. Quand les deux hommes ne savent plus trop comment se tenir dans la pièce où ils sont, le malaise entre eux devient palpable. Tous ces éléments sont des tropismes qui permettent de saisir l’éloignement entre les deux amis.

bannière definition

Définition

Ironie :
Forme d’humour qui consiste à se moquer en disant ou en écrivant le contraire de sa pensée.

bannière exemple

Exemple

Sarraute définit le tropisme au début de son livre Tropismes :
« Ce sont des mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience : ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. […] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent ».

La parole comme personnage

Le tropisme est le sujet des pièces de Sarraute, et l’énonciation, le lexique, la ponctuation, les figures de style ou les silences les rendent visibles.

bannière definition

Définition

Énonciation :
Acte de production du discours dans des conditions données.

En quelque sorte, ce sont donc ces éléments, marqueurs d’incertitudes, qui sont les véritables personnages de Pour un oui ou pour un non. Les longues tirades alternent avec les répliques rapides, en stichomythies, ce qui témoigne des mouvements amples de la pensée des personnages. Globalement, le propos lui-même peine à avancer, comme s’il fallait franchir une montagne à chaque fois que quelqu’un prenait la parole. Les insultes ou les retours en arrière sur ce qui a déjà été dit ralentissent le développement de la dispute.

bannière definition

Définition

Tirade :
Longue réplique récitée sans interruption par un personnage.

bannière definition

Définition

Stichomythies :
Succession rapide de courtes répliques.

bannière exemple

Exemple

La pièce se conclut avec des stichomythies :
« H.1 : Pour un oui… ou pour un non ?
Un silence.
H.2 : Oui ou non ?…
H.1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H.2 : En effet : Oui. Ou non.
H.1 : Oui.
H.2 : Non ! »

Des adverbes comme « peut-être » ou « sans doute » marquent les hésitations de H1 et H2. La modalité interrogative, indiquée par les nombreux points d’interrogation, prouve aussi qu’ils ne sont pas sûrs d’eux, qu’ils ont besoin de valider leurs hypothèses.
Les nombreux guillemets et les points de suspension soulignent les tropismes et relancent les péripéties du dialogue. Le choix de cette ponctuation dynamique est une façon pour Sarraute de placer en suspend la parole prononcée, pour que le spectateur ou le lecteur comprenne que ce qui se joue réellement est à comprendre derrière le langage. La figure de style qui consiste à suspendre les phrases par de nombreux signes de ponctuation s’appelle l’aposiopèse.

bannière exemple

Exemple

Pour un oui ou pour un non regorge d’aposiopèses :
« D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi… comment j’aurais pu… avec toi… non, vraiment, il faut que tu sois… » […]
« Ah non, arrête… pas ça… pas que je sois ceci ou cela… ».

Mais d’autres figures de style servent à insister sur les non-dits et les hésitations. Par exemple, les métaphores se multiplient. Les vies de H1 et H2 sont comparées à des « sables mouvants », H2 les présente comme deux « soldats » dans deux « camps opposés », il est question de se trouver dans une situation qui est comme une « souricière » au début de l’œuvre, etc. H2 recourt aussi à l’épanorthose pour essayer de préciser son propos : « un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me tends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre… ». Ici, il cherche le terme exact pour désigner son agacement en redoublant les expressions qu’il utilise.

bannière definition

Définition

Épanorthose :
Figure de style consistant à se corriger pour renforcer, atténuer ou encore préciser ce qu’on vient de dire.

Finalement, ce sont peut-être les silences qui mettent le plus en évidence les tropismes, les secrets de l’inconscient. Ce n’est pas pour rien que c’est au « silence » que Sarraute s’est d’abord intéressée quand elle a commencé à écrire des pièces de théâtre. De nombreuses fois, elle note des didascalies qui précisent « un silence », ou « un long silence ». Ce jeu avec les silences permet de faire apparaître le langage soit comme un phénomène insignifiant, qu’une expression aussi stéréotypée que « Pour un oui ou pour un non » restitue, soit comme une arme de destruction d’autrui, ce qui perçoit à travers la rupture entre les deux personnages.

bannière à retenir

À retenir

L’action véritable de la pièce se trouve dans ces silences, puisqu’il faut imaginer que lorsqu’ils ne parlent pas, les personnages sont en face de leurs véritables pensées, et la mise en mots n’est qu’une tentative pour exprimer cette pensée sans tout détruire.

Conclusion :

Pour un oui ou pour un non est une pièce qui invite à s’interroger sur la valeur de la parole. C’est un objet ambivalent parce qu’on peut blesser ou plaire avec son langage, mais aussi parce qu’on peut être sincère ou dissimuler ce qu’on pense. Pire encore, on peut cacher ou avouer quelque chose sans le vouloir. Toute l’œuvre de Sarraute consiste à nous permettre de mieux nous rendre compte de cette friabilité des mots que nous utilisons tous les jours. Mais l’autrice ne cherche pas à analyser les méandres de la pensée et les non-dits comme Marcel Proust, entre autres exemples, a pu le faire avant elle. Elle souhaite surtout mettre sous nos yeux les pièges de la parole pour que nous ne tombions pas ensuite dedans.
Sarraute invente un théâtre qui est à écouter plutôt qu’à regarder, puisque tout se joue dans les échanges de répliques. Au cœur de la pièce se trouve la question de la difficulté à communiquer avec l’autre. Après tout, il est possible de se demander si la séparation entre H1 et H2 est justifiée. Certes, chacun s’est révélé à soi-même et a montré à l’autre qu’il avait des valeurs opposées. Mais n’y-a-t-il pas toujours de l’incompris et de l’implicite dans les relations qui unissent les êtres humains ? Dès lors, toutes les vérités sont-elles bonnes à dire ?