La science en question

Introduction :

Quels nouveaux phénomènes scientifiques traversent notre monde depuis le XXe siècle ? Quelles interrogations suscitent-ils dans les milieux philosophique et littéraire ? Le thème « création, continuités et ruptures » nous permet de réfléchir sur la raison d’être des activités créatrices et innovante du XXe et du XXIe siècle, la science, l’art, la religion et la politique notamment, ainsi que sur la nature des relations qu’entretient la société sur ces pratiques. 

Globalement le XXe siècle est un siècle de ruptures, voire de transgressions, notamment dans le domaine de la science : certains systèmes mathématiques admis depuis l’Antiquité sont remis en cause ; la science – qui amènerait plus de maux que de biens – fait dans son ensemble l’objet d’une critique socio-politique. Et même : cette science qui, traditionnellement, se veut réaliste, rationnelle et a pour exigence d’analyser les phénomènes tels qu’ils sont, devient l’objet de romans où l’imaginaire nous montre ce que le monde pourrait devenir.

Dans ce cours nous tenterons de répondre à la problématique suivante : si Kuhn considère dans son ouvrage La structure de révolutions scientifiques que la science se développe par des ruptures successives, alors quelles ruptures ont marqué la science du XXe siècle ?
Pour ce faire, nous nous interrogerons dans un premier temps sur le développement de la science fiction au XXe siècle. Puis, nous étudierons la critique sociale relative à la science. Pour finir, nous verrons à travers l’exemple des géométries non-euclidiennes, que la critique est un moteur pour la science.

La science-fiction

La science-fiction se développe considérablement au XXe siècle. Si elle constitue bien un genre littéraire mettant en œuvre l’imaginaire, son objet reste, lui, une préoccupation très sérieuse et rationnelle : la science et ses effets sur l’humanité. Déjà, au XIXe siècle, Jules Verne écrivait de nombreux romans d’aventure évoquant le thème du progrès technologique. Or, ces anciens ouvrages – parfois fantaisistes et souvent irréalistes à l’égard des progrès scientifiques et des pouvoirs de la science de l’époque – ne constituent pas, à proprement parler, des livres de science fiction.

Dès lors, qu’est-ce qui définit réellement la science-fiction ou les romans d’anticipation ?

La science-fiction consiste dans des fictions qui reposent sur les résultats d’un progrès scientifique et technique d’un futur (ou espace, comme un univers parallèle) plus ou moins lointain. Dans celui-ci, des inventions techniquement impossibles jusqu’ici seraient réalisables, dans un modèle physique et biologique différent. L’un des critères principaux de la science-fiction est le suivant : le point de départ est une hypothèse scientifique rationnelle et reconnue, on anticipe donc les conséquences probables de cette hypothèse au cas où elle se réaliserait concrètement.

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Exemple

L’hypothèse de la téléportation des corps

De là, imaginons qu’un homme crée une capsule de téléportation, à un stade avancé de la recherche et donne des garanties de résultats ! Pour en faire l’expérience, il se place à l’intérieur de cette première : malheureusement une mouche entre dans la capsule et personne ne l’a vue. Le processus de téléportation se fait et réussit parfaitement : dans la seconde capsule de réception, l’homme téléporté est intact. Or, quelque temps après, ce dernier se transforme petit à petit en un affreux homme-mouche, marquant le début des problèmes…
Ce résumé est celui du film La Mouche, de David Cronenberg, sorti en 1986.

Un autre exemple est celui de La Planète des singes de Pierre Boulle, paru en 1963. C’est un roman de science-fiction emblématique.

Alt texte Pierre Boulle, par le dessinateur Gabriel Worst, 2012, ©Gabriel Cordero Huertas CC BY-SA

Pierre Boulle (1912-1994) est un écrivain français, son rôle d’agent de la France libre en Asie du Sud-Est pendant la Seconde Guerre mondiale, lui a inspiré le livre Le Pont de la rivière Kwai. Il est aussi connu pour être l’auteur de La Planète des singes (1963), adapté au cinéma en 1968 par Franklin Schaffner.

Alt texte Couverture du livre La Planète des singes écrit par Pierre Boulle en 1963, éditions Julliard

La Planète des singes pose la question de savoir s’il existe des êtres humains et des animaux ailleurs que dans notre galaxie. Du moins, c’est la question que se posent au début du roman le professeur Antelle, son second Arthur Levain et le journaliste Ulysse Mérou. Ils s’interrogent sur la vie ailleurs que sur Terre, au moment où, de leur vaisseau spatial et au cours d’une très longue expédition, ils voient le paysage d’une planète normalement lointaine faite d’infrastructures, de villes et de routes. Ils l’appellent Soror et elle ressemble bizarrement à la Terre.
Cette planète est habitée par des singes qui parlent et dominent des humains réduits en esclavage. L’hypothèse scientifique du livre n’est toutefois pas vraiment la question de la vie ailleurs que sur Terre.
En réalité, elle tourne autour de deux théories : d’une part celle de Darwin sur l’évolution des espèces vivantes et d’autre part celle d’Einstein sur la relativité généralisée. La première, appelée l’évolutionnisme, dit qu’une espèce vivante n’existe pas de façon figée et sous une forme définitive, celle-ci est amenée à se transformer (par exemple, le primate évolue en humain). L’un des points majeurs de la seconde théorie est le suivant : pour un objet, le temps qui passe est proportionnel à la vitesse de son déplacement ; précisément, plus un corps se déplace rapidement dans l’espace, moins le temps passe vite pour lui, moins il vieillit.

C’est le croisement de la biologie et de la physique qui fait naître le soupçon propre au livre de Boulle : et si la durée – de 18 mois – du voyage spatial à très grande vitesse des trois protagonistes correspondait, à l’échelle de la Terre, à plusieurs décennies ? Et si, pendant le temps de leur expédition spatiale, les primates avaient progressé et les humains régressés, jusqu’à arriver à un renversement des rapports sur Terre ? Dans l’extrait suivant, Ulysse Mérou voit pour la première fois un singe, après l’« atterrissage », au moment où ces derniers font une chasse aux humains dans laquelle est pris le journaliste :

« Il y avait plusieurs éléments baroques, certains horribles, dans le tableau que j’avais sous les yeux, mais mon attention fut d’abord retenue tout entière par un personnage, immobile à trente pas de moi, qui regardait dans ma direction. Je faillis pousser un cri de surprise. Oui, malgré ma terreur, malgré le tragique de ma propre position - j’étais pris entre les rabatteurs et les tireurs - la stupéfaction étouffa tout autre sentiment quand je vis cette créature à l’affût, guettant le passage du gibier. Car cet être était un singe, un gorille de belle taille. J’avais beau me répéter que je devenais fou, je ne pouvais nourrir le moindre doute sur son espèce. Mais la rencontre d’un gorille sur la planète Soror ne constituait pas l’extravagance essentielle de l’événement. Celle-ci tenait pour moi à ce que ce singe était correctement habillé, comme un homme de chez nous, et surtout à l’aisance avec laquelle il portait ses vêtements. Ce naturel m’impressionna tout d’abord. À peine eus-je aperçu l’animal qu’il me parut évident qu’il n’était pas du tout déguisé. L’état dans lequel je le voyais était normal, aussi normal pour lui que la nudité pour Nova1 et ses compagnons. Il était habillé comme vous et moi, je veux dire comme nous serions habillés si nous participions à une de ces battues, organisées chez nous pour les ambassadeurs ou autres personnages importants, dans nos grandes chasses officielles […] C’était un gorille, vous dis-je ! Du col de la chemise sortait la hideuse tête terminée en pain de sucre, couverte de poils noirs, au nez aplati et aux mâchoires saillantes. Il était là, debout, un peu penché en avant, dans la posture du chasseur à l’affût, serrant un fusil dans ses longues mains. »

Pierre Boulle, La Planète des singes, ch. IX, 1963.

1 Jeune femme humaine de la planète Soror, rencontrée précédemment.

Il apparaît, dans l’inversion des rôles que ce passage décrit, une critique de la science et de ses théories qui prend au mot et pousse jusqu’au bout l’argument évolutionniste : l’évolution et la transformation des espèces peut se faire dans un sens que l’on n’attendait pas. D’une part, la révolution biologique bouleverse complètement le rapport homme/singe. D’autre part, l’évolution – qui n’est pas à prendre au sens d’un progrès – mène à la disparition de l’humanité telle que nous la connaissons.
D’une façon générale, l’un des thèmes forts de la science-fiction est le résultat du retournement contre l’être humain de tout ce que ce dernier soumet à son pouvoir et à ses intérêts, qu’il s’agisse des animaux ou des machines.

La critique sociale de la science

Le XXe siècle voit aussi se développer une critique sociale et politique de la science. La question suivante est au fondement de cette critique : la science est-elle utile ou nuisible ? On pourrait facilement répondre « les deux, certainement ». Or, si l’on fait une balance bénéfices/nuisances, de quel côté cette balance penche-t-elle ? Pour le penseur Feyerabend, la science nuit plus qu’elle ne rend service, notamment à cause de son dogmatisme méthodologique, c’est-à-dire le fait d’utiliser toujours les mêmes méthodes comme garantie de vérité des théories établies. C’est ainsi qu’est venue l’idée de libérer la science de ses méthodes toutes faites, ce qu’a par exemple fait Copernic. Il a en effet renversé les points de vue pour expliquer certains faits célestes : le soleil est central et la Terre tourne autour, non l’inverse.

Alt texte Le philosophe Paul Feyerabend à Berkeley, 2006, ©Grazia Borrini Feyerabend, CC BY-SA

Paul Feyerabend est un philosophe d’origine autrichienne et naturalisé américain. Dans son livre publié en 1975, Contre la méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, il développe une vision de la science qui relève de l’anarchisme épistémologique, en niant notamment l’existence de règles méthodologiques universelles et en expliquant que la science se développe et progresse grâce à des phases de désordre, de rupture.

« 18 - Ainsi la science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre. C’est une des nombreuses formes de pensées qui ont été développées par l’homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente ; elle n’est essentiellement supérieure qu’aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l’on acceptée sans jamais avoir étudié ses avantages et ses limites. Et comme c’est à chaque individu d’accepter ou de rejeter des idéologies, il s’ensuit que la séparation de l’État et de l’Église doit être complété par la séparation de l’État et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule chance d’atteindre l’humanité dont nous sommes capables, mais sans l’avoir jamais pleinement réalisée. »

Feyerabend, Contre la méthode, 1975.

Dire de la fiabilité de la science qu’elle est proche de celle du mythe, c’est admettre qu’il persiste dans les sciences beaucoup de zones d’ombres et de doutes. À partir de là, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la pensée scientifique n’est pas nécessairement la forme la plus vraie et la plus utile de la pensée. Feyerabend lui reproche d’être « indiscrète, bruyante, insolente ». Or, qu’entend-il par là ? Certainement que la pensée scientifique se croit, ou qu’on la croit, supérieure aux autres formes de la pensée. Il s’agit là d’un préjugé s’expliquant par la puissance qu’on accorde à la science, qui empêche d’avoir à son égard tout regard critique et de reconnaître sa dimension idéologique (sa dépendance à des idéologies socio-politiques).

Feyerabend demande à une certaine science orthodoxe (qui pense selon des règles officielles) de devenir anarchiste, de se libérer de cette orthodoxie officielle. Néanmoins, il constate aussi que la science – celle qui est pertinente – est anarchiste.

  • C’est le point central de sa pensée : la science est par essence anarchiste, et si elle ne l’est plus, il faut qu’elle le redevienne.

Pourtant cet anarchisme doit être humanitaire et non pas seulement servir les éléments politiques et sociaux de l’être humaine, à savoir la loi et l’ordre.

De là, Feyerabend recommande une séparation des pouvoirs afin de diminuer la puissance simplement socio-politique de la science et d’éviter ses dérives totalitaires (comme l’usage destructeurs des sciences et des technologies dans les régimes totalitaires). Comme il existe une séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (en vue de l’intégrité des actes et jugements), comme il existe une séparation du pouvoir politique public et du pouvoir de l’Église, il doit exister une séparation du pouvoir de l’État et du pouvoir de la science.

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À retenir

L’anarchisme scientifique consiste, pour la science, à se rendre indépendante et à ne pas être la servante des intérêts politiques.

L’exemple des géométries non-euclidiennes

La critique ne se développe pas seulement de l’extérieur vis-à-vis de la science, c’est aussi un moteur interne à la démarche scientifique. Cela signifie que la science progresse en remettant en cause ses propres acquis. Reste à savoir si cette remise en cause de l’ancienne science par une nouvelle science amène le rejet des théories passées.

L’exemple de l’opposition entre géométrie euclidienne et géométries non euclidiennes est édifiant à cet égard. Cette opposition est analysée au XXe siècle par Gaston Bachelard dans son livre d’épistémologie Le Nouvel esprit scientifique.
Définissons tout d’abord ce que sont les géométries non-euclidiennes. Au XIXe siècle, celles-ci sont définies comme des géométries ayant initialement voulu démontrer le postulat des parallèles d’Euclide. Ce postulat énonce que, si on prend un point extérieur à une droite, sur celui-ci ne peut passer qu’une et une seule parallèle à ladite droite. Ce postulat étant difficilement démontrable directement, des mathématiciens ont eu l’idée de le démontrer indirectement, per absurdum (« par l’absurde »), par un raisonnement de type : si $A$ est vrai alors le contraire de $A$ est faux. Ou encore : puisque le contraire de $A$ est faux, alors $A$ est vrai.
Soit, si « à un point extérieur à une droite, ne peut passer qu’une et une seule parallèle à cette droite » est vrai, alors son contraire est faux. Quel est donc son contraire ? En réalité, il y en a deux :

  • sur un point extérieur à une droite, il ne peut pas passer plusieurs parallèles à cette droite (une infinité) ;
  • sur un point extérieur à une droite, il ne peut passer aucune parallèle à cette droite.

Or, en voulant démontrer que ces nouveaux postulats étaient faux, nous sommes parvenus à démontrer qu’ils pouvaient être vrais, mais à condition de changer de type d’espace. En effet, l’espace euclidien est un espace plan à deux dimensions. C’est dans ce contexte que le postulat des parallèles d’Euclide est vrai, mais dans un espace tridimensionnel, il est remis en cause.
Par exemple, dans l’espace hyperbolique du mathématicien Lobatchevski, une infinité de droites ($d1$, $d2$ et $d3$) passent par le point $M$ et elles sont parallèles à la droite $D$.
Dans l’espace elliptique de Riemann, il ne peut y avoir aucune droite passant par le point $M$ et aucune n’est parallèle à la droite $D$.

  • Ainsi, un type d’espace rend possible un postulat et un autre type d’espace rend possible le postulat inverse.

Géométrie euclidienne, géométrie de Lobatchevski et géométrie de Riemann Géométrie euclidienne, géométrie de Lobatchevski et géométrie de Riemann

Bachelard se pose alors la question de savoir si la pertinence des nouvelles géométries doit mener à l’abandon de toute référence euclidienne.

« La géométrie non-euclidienne n’est pas faite pour contredire la géométrie euclidienne. Elle est plutôt une sorte de facteur adjoint qui permet la totalisation, l’achèvement de la pensée géométrique, l’absorption dans une pangéométrie1. Constituée en bordure de la géométrie euclidienne, la géométrie non-euclidienne dessine du dehors, avec une lumineuse précision, les limites de l’ancienne pensée. Il en sera de même pour toutes les formes nouvelles de la pensée scientifique qui viennent après coup projeter une lumière récurrente sur les obscurités des connaissances incomplètes. Tout le long de notre enquête, nous trouverons les mêmes caractères d’extension, d’inférence, d’induction, de généralisation, de complément, de synthèse, de totalité. Autant de substituts de l’idée de nouveauté. Et cette nouveauté est profonde, car ce n’est pas la nouveauté d’une trouvaille, mais la nouveauté d’une méthode. »

Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique.

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Définition

Pangéométrie :

Géométrie générale qui étudie tous les types d’espace possibles (pán en grec signifie « tout »).

C’est tout d’abord en tant que « renouvellement » et « rénovation » que Bachelard voit les géométries non-euclidiennes, ainsi que l’histoire des sciences en général. Il parle même de « floraison de langues nouvelles » : en effet, les mathématiques se définissant comme un langage, alors un nouveau langage est toujours permis et utile pour de nouvelles démonstrations. En outre, il ne s’agit pas de forcer les nouvelles connaissances (les géométries non-euclidiennes) à s’intégrer dans le cadre logique des anciennes connaissances (la géométrie euclidienne) – ce qui viendrait fausser les raisonnements –, il s’agit plutôt de concevoir « une extension véritable », non pas du cadre unique, mais des cadres dans lesquels une géométrie peut se faire.
De là, il n’y a pas d’opposition ou de contradiction entre les différents types de géométrie, mais une prise en compte de ces différents types dans une « pangéométrie ». L’ancienne pensée n’est donc pas mise de côté : elle devient nouvelle, enrichie et augmentée. Toute rupture scientifique apparente relève, finalement, de la continuité, de l’art de compléter et d’éclairer les acquis de la science : c’est le principe de l’extension du cadre du raisonnement en géométrie.

  • Ainsi, la nouveauté en science n’est pas celle d’une découverte mais celle d’une méthode (comme changer de type d’espace ou changer de point de vue) qui amène à redécouvrir un fait.

Conclusion :

Ainsi, dans le triptyque « création, continuités et ruptures », nous voyons que la science du XXe siècle est en rupture avec une science plus ancienne, comme celle observée au XIXe siècle. Loin de considérer la science comme un progrès continu, il s’agit en fait de voir les failles et les erreurs – rectifiées – qui en sont le moteur, telle est donc la théorie que développe Kuhn dans son ouvrage La Structure de révolutions scientifiques.

Dès lors, la « création » n’est pas étrangère aux processus par lesquels les nouvelles idées, hypothèses et intuitions arrivent à l’esprit du scientifique.