La transmission des savoirs

Introduction :

Il n’y a pas d’éducation au savoir sans transmission : dès la Révolution de 1789, l’institution scolaire publique prend une place de plus en plus importante dans l’accomplissement de ce rôle. Dans ce contexte, il s’agit de comprendre ce qu’une personne devient à partir de ce qu’elle reçoit du système social dans lequel elle vit. Mais il s’agit tout autant de comprendre comment on se construit culturellement par des mécanismes de rupture à l’égard de certaines traditions, y compris celles que les nouvelles formes de l’éducation ont pu instituer.

  • Que transmet-on quand on transmet un savoir ?
    Un savoir officiel, constitué une fois pour toutes à partir de l’ensemble de ses résultats acquis, ou plutôt le goût de rechercher et découvrir par soi-même ?

L’institutionnalisation de la transmission du savoir

Le thème de l’instruction et de la transmission du savoir implique de se demander à qui revient la mission de transmettre et éduquer.

L’Église a souvent été l’institution officielle et principale de cette transmission : par exemple les universités, qui apparaissent en Europe au XIIIe siècle, étaient d’abord dirigées par des religieux. Au XVIIIe siècle, Condorcet a insisté sur la nécessité sociale et politique d’une « instruction publique », c’est-à-dire d’une école prise en charge par l’État, aussi bien dans ses programmes que dans son organisation. L’instruction publique se définit comme un système d’éducation géré et financé par l’État, et administré par un ministère d’État. C’est ce que nous appelons aujourd’hui l’« Éducation nationale ».

Nicolas de Condorcet humanités littérature et philosophie Nicolas de Condorcet, huile sur toile, 72 cm × 60 cm, fin du XVIIIe siècle

Nicolas de Condorcet (1743-1794) est un philosophe, mathématicien, homme politique et éditeur français, représentant des Lumières. Il est connu pour ses travaux d’avant-garde sur les statistiques et les probabilités, appliqués notamment à différents modes de scrutins possibles. Il a proposé une réforme du système éducatif et du droit pénal.

Dans son livre, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Condorcet énonce les principes fondateurs de l’instruction publique. Au début du premier mémoire consacré à la « Nature et objet de l’instruction publique », l’auteur affirme, en tête de chapitre : « La société doit au peuple une instruction publique ».

« L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens.
[…]

Cette obligation consiste à ne laisser subsister
aucune inégalité qui entraîne de dépendance.

Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.
Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de la société.
Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît ; dans les discussions qui s’élèvent entre eux, ils ne combattent point à armes égales.
Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie, n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le talent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider et non l’asservir. »

L’inégalité d’instruction
est une des principales sources de tyrannie.

Dans les siècles d’ignorance, à la tyrannie de la force se joignait celle des lumières faibles et incertaines, mais concentrées exclusivement dans quelques classes peu nombreuses. Les prêtres, les jurisconsultes, les hommes qui avaient le secret des opérations de commerce, les médecins même formés dans un petit nombre d’écoles, n’étaient pas moins les maîtres du monde que les guerriers armés de toutes pièces ; et le despotisme héréditaire de ces guerriers était lui-même fondé sur la supériorité que leur donnait, avant l’invention de la poudre, leur apprentissage exclusif dans l’art de manier les armes.
C’est ainsi que chez les Égyptiens et chez les Indiens, des castes qui s’étaient réservé la connaissance des mystères de la religion et des secrets de la nature étaient parvenues à exercer sur ces malheureux peuples le despotisme le plus absolu dont l’imagination humaine puisse concevoir l’idée. C’est ainsi qu’à Constantinople même le despotisme militaire des sultans a été forcé de plier devant le crédit des interprètes privilégiés des lois de l’alcoran. Sans doute on n’a point à craindre aujourd’hui les mêmes dangers dans le reste de l’Europe ; les lumières ne peuvent y être concentrées ni dans une caste héréditaire, ni dans une corporation exclusive. Il ne peut plus y avoir de ces doctrines occultes ou sacrées qui mettent un intervalle immense entre deux portions d’un même peuple. Mais ce degré d’ignorance où l’homme, jouet du charlatan qui voudra le séduire, et ne pouvant défendre lui-même ses intérêts, est obligé de se livrer en aveugle à des guides qu’il ne peut ni juger ni choisir ; cet état d’une dépendance servile, qui en est la suite, subsiste chez presque tous les peuples à l’égard du plus grand nombre, pour qui dès lors la liberté et l’égalité ne peuvent être que des mots qu’ils entendent lire dans leurs codes, et non des droits dont ils sachent jouir. »

Nicolas de Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, premier mémoire, chapitre premier.

On voit que ce projet sur l’instruction publique prend place dans un cadre problématique plus large, celui de la question de l’égalité des droits. Le rôle politique de l’État est de réduire les inégalités naturelles. L’égalité de droit quant à l’accès des enfants à l’instruction est un moyen fondamental de réduire ces inégalités. L’inégalité d’instruction et de connaissance est un facteur d’inégalité politique, puisque ceux qui en savent moins sont placés dans un état de dépendance.

  • Celui qui ne sait pas lire est obligé de s’en remettre à d’autres, non seulement pour ses affaires personnelles mais aussi pour connaître les lois de son pays. Il est donc dépendant de ce que d’autres, plus instruits que lui, voudront bien lui communiquer. Au contraire, celui qui sait lire peut se renseigner par lui-même, y compris lorsqu’il n’a pas reçu d’instruction juridique.

C’est une idée que Kant développe à la même époque dans Qu’est-ce que les Lumières ?, en parlant non de dépendance mais de « minorité ». Pour Kant, ne pas être capable de penser par soi-même et de se servir seul de son entendement équivaut à être « mineur ». Le rôle de l’éducation doit être de rendre les individus « majeurs ».

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À retenir

L’instruction publique, c’est-à-dire généralisée et non conçue comme un privilège privé, permet une indépendance de la personne tout en permettant aux mieux pourvus de progresser.

L’égalité que Condorcet revendique est une égalité d’accès à la connaissance, non une égalité de connaissance. Certains iront plus loin que d’autres ou se spécialiseront. Qu’il existe des savants, des spécialistes, des individus ayant poussé plus loin que d’autres leur formation n’est pas contraire au principe de l’égalité, puisque la supériorité de quelques-uns en matière de connaissance bénéficiera à tous.

Les deux connaissances qui reviennent le plus en exemple, la connaissance des mathématiques et la connaissance des lois, sont les domaines de prédilection de Condorcet. Mais au-delà de ces exemples particuliers, il cherche à démontrer l’intérêt et l’utilité, dans la vie de tous les jours, de l’instruction publique et normalement égalitaire.

De plus, dans son livre, Condorcet rappelle des principes importants, liés à ses recommandations.

  • L’instruction publique peut « diminuer l’inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux ». Chaque classe sociale produit en effet ses propres codes et sa propre morale, créant ainsi une disparité qui peut être source d’inégalité. Le rôle de l’instruction publique devra alors avoir pour effet de niveler par le haut les sentiments moraux, pour obtenir des « mœurs plus douces, une probité plus délicate, une honnêteté plus scrupuleuse » et des « vertus plus pures ».
  • L’institution publique doit, par l’instruction, rapprocher l’enfant riche et l’enfant pauvre, et leur donner l’idée de l’égalité de tous face au droit.
  • De plus, quand Condorcet titre « L’inégalité d’instruction est une des principales sources de tyrannie », il prend la mesure de la dimension politique de l’instruction publique. En effet, la « séparation véritable entre ceux qui ont des lumières et ceux qui en sont privés, en fera nécessairement un instrument de pouvoir pour les uns, et non un moyen de bonheur pour tous. » L’abus de pouvoir provient notamment d’un abus du savoir. D’où la nécessité, dans une république, de transmettre le savoir à tous.

Il ne s’agit bien sûr pas nécessairement de devenir un savant ou un homme de loi, mais avant tout un citoyen éclairé et libre, ainsi qu’un père de famille instruit :

« Le devoir de la société, relativement à l’obligation d’étendre dans le fait, autant qu’il est possible, l’égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l’instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d’homme, de père de famille et de citoyen, pour en sentir, pour en connaître tous les devoirs. »

La notion de « bon père de famille » a longtemps prévalu dans le droit, faisant référence à un modèle de citoyen, conscient de ses responsabilités publiques comme privées. Elle n’a bien sûr de sens que dans une société où les femmes se voient privées de l’accès à la citoyenneté.

Le rôle des instituteurs de la République selon Jules Ferry

Mais si l’instruction publique est guidée par un souci d’égalité sociale, est-ce à dire que tous les élèves doivent être identiques ?
Est-ce à dire, également, que tous les enseignants doivent dispenser un savoir qui doit être rigoureusement le même pour tous ?

Jules Ferry Humanités littérature et philosophie Jules Ferry

C’est bien dans cette voie que s’engage Jules Ferry, dans une lettre adressée aux instituteurs datée du 27 novembre 1883.

Jules Ferry était un homme d’État français du XIXe siècle, né en 1832 et mort en 1893. Il a été le promoteur de l’école publique, laïque et obligatoire.

Cette lettre apporte des précisions à la loi du 28 mars 1882 qui prévoit d’introduire, dans les programmes d’enseignement des classes primaires, un enseignement moral et civique. L’enseignement moral et civique porte sur les règles de conduites en société et qui devraient être les mêmes pour tous (le respect de l’autre, la politesse, l’aide à son semblable…), ainsi que sur le fonctionnement juridique, institutionnel et politique du pays (institutions publiques, droits et devoir du citoyen…).

« Monsieur l’Instituteur,
[…] Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul. »

Jules Ferry, Lettre aux Instituteurs, 27 novembre 1883.

La lettre – qui est en fait une circulaire – est donc adressée par Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, à ceux qu’on surnommera les « Hussards noirs », c’est-à-dire les instituteurs publics de la IIIe République.

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Astuce

Les hussards sont des militaires, appartenant à la cavalerie, considérés comme une troupe d’élite. « Noirs » renvoie à la couleur des uniformes des élèves-maîtres des écoles normales (écoles de formation des instituteurs) de l’époque. La comparaison avec les hussards souligne leur rôle offensif, puisqu’ils sont chargés de faire reculer l’ignorance et les inégalités.

La mission d’instruction morale à laquelle appelle cette lettre s’explique par le contexte socio-historique qui tend à disjoindre la sphère religieuse de la sphère publique, et qui prend totalement forme avec la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. Les réformes scolaires portées par ce qu’on appelle les « lois Jules Ferry » vont également dans ce sens. Elles reposent sur l’idée que l’éducation morale et l’instruction civique doivent être les mêmes pour tous. De plus, pour Jules Ferry, l’enseignement de la morale appartient en propre à l’école publique. En effet, si elle était réservée à la sphère religieuse, elle ne pourrait pas prétendre à la même universalité, chaque religion reposant sur des préceptes différents.

Mais un problème se pose : l’ambition de charger l’école de l’éducation morale signifie-t-elle alors que les familles seraient défaillantes dans ce domaine ? Que certaines familles y parviendraient moins bien que d’autres ?
Dans ce cas, la prise en charge de l’éducation morale par l’école ne serait-elle pas, là encore, une manière de rétablir une égalité sociale entre les enfants ?

Mais le point essentiel de la lettre est le suivant : « L’instruction religieuse appartient à la famille et à l’Église, l’instruction morale à l’école ».
La phrase met en jeu la distinction entre morale laïque et morale religieuse, distinction qui sera le pivot, en 1905, de la loi sur la séparation des Églises et de l’État. En effet, les recommandations de Ferry prennent place dans un contexte de polémique entre l’école publique et les autorités cléricales qui s’expriment contre la laïcisation de l’école.

Reste posée cette question : en matière d’éducation morale et d’exemplarité civique, quelle différence fondamentale existe-t-il entre les valeurs de la religion catholique par exemple (l’amour du prochain) et le valeurs laïque (l’aide apportée à son semblable) ?

Pourquoi certains n’aiment-ils pas les mathématiques ?

Si l’instruction scolaire est obligatoire pour tous (c’est le cas en France jusqu’à 16 ans) et qu’elle suit un programme national, que chaque écolier devra donc suivre, peut-on s’attendre à ce que tous se sentent pareillement concernés, apprennent, s’intéressent et progressent au même rythme ? Un programme commun n’implique pas nécessairement que les goûts, les intérêts et les facultés soient également répartis.

Prenons l’exemple de l’enseignement des mathématiques. Tout le monde reçoit une formation en mathématiques, le programme va bien au-delà de notions élémentaires d’arithmétique et de géométrie, alors même que les connaissances plus poussées ne servent que dans un nombre très limité de métiers et ne sont utiles qu’en de très rares circonstances de la vie. Par ailleurs, l’aptitude ou l’inaptitude pour les mathématiques est généralement à la mesure de l’intérêt ou du désintérêt que l’on a pour cette matière. C’est un problème qu’a abordé le philosophe et professeur de philosophie Alain.

Alain humanités littérature et philosophie Alain, mai 1931

Alain (1868-1951), de son vrai nom Émile-Auguste Chartier, est un philosophe et professeur de philosophie, essayiste et journaliste.

« Les uns n’aiment pas du tout les mathématiques, et n’y peuvent mordre ; les autres ont comme juré de ne point goûter la musique. Est-ce l’aptitude qui leur manque, ou bien ont-ils eu le malheur de broncher, d’abord, comme certains chevaux peureux qui se dérobent devant la barrière ? En tous ces cas, je crois plutôt que c’est l’imagination qui est mal disposée ; car que peut-on savoir des aptitudes quand on se trouve devant l’enfant, quand on reconnaît dans ce paquet de muscles toute la sauvagerie du cheval. Et l’orgueil en plus ? Il faut faire grande attention aux décrets de l’enfant et de l’homme. S’il prend la résolution de perdre toujours, il perdra toujours. Oui, il vaincra les meilleurs plaisirs comme il peut vaincre les pires, par un mépris de provision. Il marchera au problème comme on va au supplice, assuré d’avance qu’il n’ira pas au-delà, qu’il bronchera juste en ce point. Chacun a connu ce sentiment que l’on a, que l’on va dire une sottise, et comme amèrement on s’y résigne ; je dirais même fièrement ; car l’homme se réfugie toujours à ne rien craindre ; et il faut toujours qu’il brave quelque chose.
Sous ce rapport l’enfant est plus homme que l’homme. Il se hâte de se condamner ; il court à son propre malheur. “Jamais je ne comprendrai” ; c’est bientôt dit, et c’est irrévocable plus souvent qu’on ne croit. Tout l’art d’enseigner est de ne jamais pousser l’enfant jusqu’à ce point de l’obstination. Qu’est-ce à dire ? Calculez l’obstacle de façon qu’il puisse le franchir ; et ne soulignez pas d’abord toutes les fautes. Peut-être faudrait-il louer ce qui est bien et négliger le reste, n’en point parler. Les gymnastes du cirque savent tomber ; c’est un autre genre d’exercice, où ils excellent ; ainsi ils essaieront cent fois, aussi joyeux, aussi souples à la centième. Il faudrait apprendre à se tromper aussi de bonne humeur. Les gens n’aiment pas penser ; c’est qu’ils ont peur de se tromper. Penser, c’est aller d’erreur en erreur. Rien n’est tout à fait vrai. De même aucun chant n’est tout à fait juste. Ce qui fait que la mathématique est une épreuve redoutable, c’est qu’elle ne console point de l’erreur. Thalès, Pythagore, Archimède ne nous ont point conté leurs erreurs ; nous n’avons pas connu leurs faux raisonnements ; et c’est bien dommage. »

Alain, Propos sur l’éducation, XXXII, 1948.

La maxime pédagogique d’Alain propose est donc : « Calculez l’obstacle de façon qu’il puisse le franchir ; et ne soulignez pas d’abord toutes les fautes. »
Ce précepte s’appuie sur la pédagogie de l’obstacle : l’élève ne progresse pas par des cours magistraux adressés à tous de façon uniforme et indépendamment du niveau de compréhension individuel, mais en étant placé devant un obstacle à franchir, une difficulté à résoudre.
Le maître transmet des outils et en explique le fonctionnement. L’élève doit ensuite s’en servir pour trouver lui-même la solution à un problème.

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À retenir

L’intelligence du pédagogue consiste à poser devant l’élève des obstacles qui soient suffisamment pertinents pour que leur résolution permette un progrès mais, en même temps, suffisamment abordables pour que celui-ci puisse, par la production d’un effort, le résoudre, du moins en partie.

Il s’agit aussi de valoriser le positif plutôt que signaler seulement des erreurs. Le signalement des quelques erreurs, les plus importantes, suffit afin que l’élève puisse voir ce qu’il doit améliorer en priorité.

D’une façon plus générale, Alain préconise le travail personnel et la lecture des élèves aux cours magistraux. Pour lui, l’étude des mathématiques et des scientifiques doit pouvoir permettre la compréhension des faits physiques : il est important de comprendre les raisons et les mécanismes des phénomènes physiques. Il développera ces principes contre les consignes des inspecteurs pédagogiques : c’est l’enfant qui doit travailler, l’enseignant étant près de lui pour le guider. Ce dernier doit garder du temps pour continuer sa propre formation.

Conclusion :

L’exigence d’une instruction commune et égale pour tous implique malgré tout que le savoir officiel face l’objet de pratiques uniformes, en vue de résultats et de conduites homogènes, tant en matière d’abstraction que de comportement. Il s’agit plus d’apprendre des connaissances toutes faites que de s’entraîner à comprendre un savoir de façon critique. Mais l’école doit aussi transmettre le goût de la recherche et de la découverte du savoir par soi-même, par une méthode que Kant, au XVIIIe siècle, préconisait dans Qu’est-ce que les Lumières ? : apprendre à penser par soi-même ; apprendre ce que les autres pensent, en les lisant ; apprendre à penser par le dialogue avec ses contemporains.