Les sentiments et la raison

Introduction :

Le romantisme du XIXe siècle soulève une question : éprouvons-nous tous les mêmes sentiments, universellement, en tout lieu et en tout temps ? Si tel était le cas, nous serions alors capables de nous comprendre mutuellement et de construire une humanité unie, confraternelle. Or l’existence d’une communauté de sentiments universels n’est-elle pas la preuve d’une uniformisation et donc d’un manque de singularité des individus ? La recherche de soi oscille alors entre deux quêtes apparemment contradictoires : celle des sentiments moraux (compassion, amour, etc.) propices à une entente entre les humains et celle d’une idiosyncrasie, c’est-à-dire la formation d’un ensemble de caractéristiques strictement individuelles.

Le problème qui se pose alors, dans la construction du moi sensible est, au-delà de la subjectivité qui en est le fil conducteur, celui de l’authenticité : construire sa propre identité, soit artificiellement soit en allant dans le sens de sa nature, relève-t-il d’un comportement propre à la vie sociale, ou d’une volonté de démarcation nuisible à la vie en société ? Cette construction passe-t-elle par l’exacerbation des sentiments ou s’appuie-t-elle sur une démarche volontaire et rationnelle ?

  • L’être humain est-il un être de logique ou de sentiments ?
  • Ses sentiments sont-ils toujours authentiques ?

Le romantisme : une posture surjouée ? L’exemple du dandy

On a souvent reproché aux romantiques d’avoir une attitude trop affectée, d’en « rajouter », d’éprouver des sentiments exagérés, d’être mélancoliques, de rechercher inutilement la proximité de la mort. Comportement qui, sous le naturel apparent des passions, cacherait finalement une stratégie de la raison.

  • La figure du dandy concentre cette tendance.

Le dandy est un homme qui se veut élégant, raffiné, mais dont la recherche d’originalité implique aussi un comportement affecté. Il se construit contre l’ordre établi et possède souvent assez d’argent (hérité) pour ne pas avoir à travailler. Faisant du dandysme un style de vie, le dandy du XIXe siècle est fashionable (très à la mode), à la fois classique et excentrique. Il cherche notamment à se démarquer par son style vestimentaire, portant par exemple une redingote, un foulard et/ou un haut-de-forme.

Alt texte Caricature de George « Beau » Brummel par Richard Dighton, 1905

Il possède les règles du savoir-vivre et se veut très cultivé, sociable, quoiqu’il affecte un air hautain. L’importance que les dandys accordent au langage a pu faire naître, dans la littérature dandy, un mode d’écriture et d’expression très proche de la variation et de la complexité des sentiments, prêtant une grande attention aux mouvements de l’âme et s’attachant à décrire les forces qui trament la destinée des individus – et surtout la leur.

Plusieurs auteurs du XIXe siècle ont endossé ou théorisé (parfois les deux) la figure du dandy.

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Exemple

Alt texte Photograhie d'Oscar Wilde par Napoleon Sarony (1882)

Dandy assumé, auteur à succès, connu pour ses nombreuses excentricités et son franc-parler provocateur, Oscar Wilde n’hésitait pas à dire de lui-même « J’ai mis mon génie dans ma vie, je n’ai mis que mon talent dans mes œuvres. » (propos rapportés par André Gide dans son journal, 1913).

Alt texte Portrait de Jules Barbey d'Aurevilly par Émile Lévy (1882)

Réel théoricien du dandysme, l’élégant Barbey d’Aurevilly (qui s’était fâché avec tous ses pairs), déclara que « Ce qui fait le dandy, c’est l’indépendance. » (Du dandysme et de George Brummell, 1845).

Alt texte Portrait de Charles Baudelaire par Étienne Carjat (1862)

Au sujet des dandys et plus précisément de leur apparence, Baudelaire écrivait que « le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir » (Mon cœur mis à nu, publication posthume de 1887).

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Astuce

Notons que le dandysme ne s’est pas éteint avec le XIXe siècle. David Bowie, Chris (du groupe Christine and the queens), Katharine Hepburn ou encore Cédric Villani (arborant une ostentatoire lavallière violette) sont autant de figures « modernes » du dandy.

Le soin de l’apparence et des mots, inhérents au dandy, sont révélateurs d’une recherche identitaire. À la question « qui suis-je ? », celui-ci propose une ambivalence entre l’être et le paraître élevée au rang de métaphysique et censée constituer l’essence des êtres (et plus particulièrement celle du dandy).

Parmi les figures littéraires et philosophiques du dandy, on trouve le personnage du Journal du séducteur de Kierkegaard, Johannès.

Alt texte Croquis de Søren Kierkegaard par son cousin Niels Christian Kierkegaard (1840)

Johannès le séducteur est un dandy philosophique, un esthète – ou « esthéticien » –, c’est-à-dire, selon Kierkegaard, un homme qui vit dans la sphère de l’existence de l’esthétique, régie par la recherche du plaisir et du beau (et par la recherche de soi à travers le plaisir et le beau). Le plaisir et le beau sont incarnés par une jeune fille, belle et tout d’abord inaccessible, Cordélia. L’ouvrage raconte par quels raffinement de la pensée et du langage Johannès parvient à séduire la jeune fille ; ses ruses sont ainsi dévoilées au lecteur. Cette narration est en partie inspirée de la vie de Kierkegaard dont les fiançailles avec Régine Olsen ont été deux fois rompues.

Si nous qualifions Johannès de « séducteur » c’est précisément parce qu’il élabore et suit une stratégie. De ce fait, il s’inscrit dans une esthétique existentielle qui cherche à faire surgir le beau d’une entreprise amoureuse, comme chercherait à le faire l’artiste sur une toile. Dans le Journal, il apparaît très nettement que le séducteur sert une fin claire et consciente. Il s’efforce de l’atteindre par tous les moyens, réajustant ceux-ci en fonction du caractère imprévisible de l’existence. Dans l’introduction, écrite par Kierkegaard et présentée fictivement comme celle de l’éditeur, le travail de séduction de Johannès est ainsi décrit : « Il savait, j’imagine, l’amener à ce point où il était sûr qu’elle [Cordélia] sacrifierait tout ».
Pour autant, le but poursuivi par Johannès dans son entreprise de séduction, c’est l’absolue liberté de Cordélia : elle doit continuer à vivre sans celui qu’elle a finalement appris à aimer.

  • Quel est le principe de la séduction de Johannes ?

Il faut séduire en étant non pas le sujet de la séduction mais son objet. Il s’agit d’œuvrer pour que Cordélia finisse par croire qu’elle est elle-même à l’origine de l’aventure amoureuse : qu’elle a rencontré Johannes, l’a séduit, a dévoilé leur amour mutuel, désiré l’acte sexuel, et enfin rompu. Le séducteur est un esthète de l’amour et un fin stratège : à l’origine de tout, il apparaît comme responsable de rien.

« Que fais-je ? Est-ce que je la séduis ? Nullement, cela ne ferait pas non plus mon compte. Est-ce que je vole son cœur ? Nullement ; je préfère aussi que la jeune fille que je dois aimer garde son cœur. Que fais-je alors ? Je me forme un cœur à l’image du sien. Un artiste peint sa bien-aimée, il y trouve son plaisir, un sculpteur la forme, et c’est ce que je fais aussi, mais au sens spirituel. Elle ne sait pas que je possède ce portrait, et c’est en cela que consiste mon crime. Je me le suis procuré clandestinement, et c’est en ce sens que j’ai volé son cœur […]. »

Kierkegaard, Le Journal du séducteur, 1843.

L’attitude de Johannès à l’égard de Cordélia est celle d’un artiste, d’un créateur : tel Pygmalion, ce n’est pas une femme qu’il séduit mais une statue qu’il façonne. L’enjeu de l’esthète, tout comme celui du dandy, est ainsi d’extraire le beau de l’art pour le projeter directement sur la toile de l’existence.

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Astuce

Dans la mythologie grecque, Pygmalion est un sculpteur qui tombe amoureux de Galatée, statue qu’il a lui-même créée et à qui Aphrodite a donné la vie.

En ce sens, les sentiments, s’ils ne sont pas tout à fait une imposture, s’éloignent d’une quelconque authenticité puisqu’on peut les façonner à loisir. Ainsi, le dandy surjoue non seulement ses émotions mais est aussi, dans le cas de Johannès, capable d’interférer sur celles des autres pour les accorder à l’image qu’il s’en fait la plus propre à affronter l’existence. Cette inconstance dans les sentiments, déraisonnable, pose, au-delà de question existentielle « qui suis-je », son prérequis : « peut-on se connaître soi-même ? »

Le positivisme : l’anti-subjectivité (Auguste Comte)

Le romantisme soulève ainsi la question de la subjectivité : le monde, l’autre, tous les sentiments sont perçus et vécus avant tout d’un point de vu subjectif.

  • Comment, dans ces conditions, connaître objectivement les choses et, surtout, comment se connaître soi-même sans être trompé par une image illusoire de soi ?

C’est en ce sens que le XIXe siècle a vu naître, en même temps que l’apologie romantique de la subjectivité, son contraire, diamétralement opposé, à savoir le positivisme, dont le père fondateur est Auguste Comte.

Alt texte Auguste Comte, lithographie de Hoffmeister, XIXe siècle

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Définition

Positivisme :

Le positivisme se définit comme une doctrine selon laquelle le savoir doit s’en tenir à l’explication et la description objectives des relations entre les phénomènes, c’est-à-dire les faits visibles et réels, les faits mêmes et rien que les faits, dont on explique les relations par des lois scientifiques. Autrement dit, on ne peut connaître leur nature intrinsèque ou leur valeur. Il s’agit de voir le monde tel qu’il est et non de l’interpréter ou de le voir tel qu’on voudrait qu’il soit.

Par ailleurs, Auguste Comte considère que ce sont les idées rationnelles (plutôt que les passions) qui gouvernent le monde. Pour développer sa pensée en ce sens, il isole trois grandes étapes dans l’histoire de l’humanité, correspondants à trois stades de l’intelligence.

  • L’état théologique est celui de la croyance en une origine transcendante et divine des choses, qui offre une vérité absolue et définitive. Le monde visible s’explique par la présence de dieux ou d’esprits.
  • Ce stade correspondrait historiquement au Moyen Âge et à l’Ancien Régime.
  • L’état métaphysique remplace Dieu par des concepts abstraits et généraux, qui renvoient, de la même façon que l’état théologique, à l’idée que l’univers est le produit de causes premières et finales.
  • Ce stade correspondrait quant à lui au siècle des Lumières.
  • L’état positif finit par s’attacher à ce qui, dans les phénomènes, est visible et mathématisable, et non plus invisible et supposé. Il s’agit alors de répéter des observations afin d’en inférer des connaissances objectives, par la détermination rationnelle de lois scientifiques portant sur les rapports invariables entre les faits et sur les faits eux-mêmes.
  • Ce troisième âge est celui de l’âge adulte, aussi bien au plan de l’individu en particulier qu’au plan de l’espèce humaine en général.

Auguste Comte voit une progression entre ces états, le troisième stade étant le plus avancé. Il est dit « positif » (du latin positivus, c’est-à-dire « certain », « réel »), au sens de scientifique.

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Attention

Le mot « positif » n’est donc pas à prendre au sens moral mais scientifique.

« L’esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophie, ou de systèmes généraux de conceptions sur l’ensemble des phénomènes, qui s’excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l’intelligence humaine ; la troisième son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers.
Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.
Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre ».

Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Première leçon, 1830.

Ainsi, l’esprit devient « positif » en abandonnant la croyance et l’interprétation. L’être humain renonce à la question « pourquoi ? » et à la recherche des causes premières du monde pour se limiter rigoureusement à l’examen et à l’observation du « comment ? » de ces choses : comment les faits fonctionnent et s’expliquent par les lois de la nature (en physique), de la société (en sociologie) ou du développement humain (en histoire). Par exigence d’objectivité, la connaissance des faits est traduite en langage mathématique.

Loin des notions de subjectivité et de vérité des sentiments, le positivisme de Comte se positionne donc contre le romantisme de son époque.

La naissance de la psychologie

Dès lors, entre un romantisme individualiste et un positivisme scientifique dépourvu de sentiment, entre un moi qui se revendique dans toute son originalité et un moi qui, expliqué par les lois scientifiques de la physique et de la sociologie, semble disparaître dans la masse des phénomènes, n’y a-t-il pas un mode de connaissance de l’humain qui puisse à la fois l’expliquer de façon rigoureuse et le comprendre du point de vue de sa vie intérieure, ses sentiments et ses émotions, ses peurs, ses angoisses et l’ensemble de ses états de conscience ?

C’est ainsi qu’apparaît au XIXe siècle une nouvelle science de l’homme (ou « science humaine »), la psychologie, ainsi qu’une philosophie (notamment celle de Bergson et son célèbre Essai sur les données immédiates de la conscience de 1989) soucieuse d’explorer les données premières de la conscience, l’expérience subjective du corps, les relations de la sensibilité et de l’intelligence, les pathologies de l’esprit et des sens, les mécanismes ou procédés cognitifs.

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Définition

Psychologie :

Le mot « psychologie » vient du grec psukhê (l’âme) et logos (le discours). Il s’agit d’une discipline scientifique au plan méthodologique qui étudie les faits psychiques, les comportements humains et les processus mentaux (la mémoire, les sentiments, la parole, etc.). La psychologie est la connaissance empirique (par observation) et rationnelle (faisant appel à la raison) de la vie intérieure (la conscience) ou extérieure (les comportements) d’une personne ou d’un groupe.

Le développement de la psychologie au XIXe siècle s’est fait sous l’influence de différents courants, à commencer par l’approche physiologique de la psychologie, issue de la médecine et biologie, notamment avec Gustav Fechner qui essaie d’expliquer les liens de causalité entre sensations et stimuli. Wilhelm Wundt fonde le premier laboratoire de psychologie expérimentale. Une approche dite psychodynamique (étudiant notamment les interactions entre l’inconscient et les comportements) apparaît avec Freud et la psychanalyse dès les années 1890.

Mais Bergson va discuter l’idée qu’on puisse comprendre les sentiments et les états de la conscience d’une manière purement rationnelle, scientifique, quantitative (par des mesures et par des chiffres) et d’un point de vue extérieur. Pour lui, les données immédiates de la conscience (les souvenirs, les sensations que nous percevons, nos sentiments…) sont d’abord connues intérieurement, par l’expérience. En ce sens, il est difficile de connaître nos émotions par la seule quantification de leur intensité puisqu’il s’agit là, au contraire, de qualités qui s’inscrivent sur le mode de ce Bergson nomme la « durée », c’est-à-dire la durée vécue de nos états de conscience qui sont propres à l’expérience qu’on en fait. Le problème que Bergson pose est le suivant : on pense que les états de conscience, les sensations, les sentiments ou les efforts, peuvent augmenter ou diminuer (par exemple, nous avons plus ou moins mal). On en déduit que, par rapport à telle sensation, telle autre pourrait être trois ou quatre fois plus intense. D’où la démarche de la psychologie des « psycho-physiciens » qui traitent les phénomènes de l’esprit comme des organes biologiques et réduisent les mouvements de la conscience à des processus physiologiques. Ceci constitue, pour Bergson, une erreur, qu’il explique dans l’extrait suivant, par les exemples de la sensation de pression et de poids :

« Quand vous dites qu’une pression exercée sur votre main devient de plus en plus forte, voyez si vous ne vous représentez pas par-là que le contact est devenu pression, puis douleur, et que cette douleur elle-même, après avoir passé par plusieurs phases, s’est irradiée dans la région environnante. Voyez encore, voyez surtout si vous ne faites pas intervenir l’effort antagoniste de plus en plus intense, c’est-à-dire de plus en plus étendu, que vous opposez à la pression extérieure. Lorsque le psycho-physicien soulève un poids plus lourd, il éprouve, dit-il, un accroissement de sensation. Examinez si cet accroissement de sensation ne devrait pas plutôt s’appeler une sensation d’accroissement. Toute la question est là, car dans le premier cas la sensation serait une quantité, comme sa cause extérieure, et dans le second une qualité, devenue représentative de la grandeur de sa cause. La distinction du lourd et du léger pourra paraître aussi arriérée, aussi naïve que celle du chaud et du froid. Mais la naïveté même de cette distinction en fait une réalité psychologique. Et non seulement le lourd et le léger constituent pour notre conscience des genres différents, mais les degrés de légèreté et de lourdeur sont autant d’espèces de ces deux genres. Il faut ajouter que la différence de qualité se traduit spontanément ici en différence de quantité, à cause de l’effort plus ou moins étendu que notre corps fournit pour soulever un poids donné. Vous vous en convaincrez sans peine si l’on vous invite à soulever un panier que l’on vous aura dit rempli de ferraille, alors qu’il est vide en réalité. Vous croirez perdre l’équilibre en le saisissant, comme si des muscles étrangers s’étaient intéressés par avance à l’opération et en éprouvaient un brusque désappointement. C’est surtout au nombre et à la nature de ces efforts sympathiques, accomplis sur divers points de l’organisme, que vous mesurez la sensation de pesanteur en un point donné ; et cette sensation ne serait qu’une qualité si vous n’y introduisiez ainsi l’idée d’une grandeur. Ce qui fortifie d’ailleurs votre illusion sur ce point, c’est l’habitude contractée de croire à la perception immédiate d’un mouvement homogène dans un espace homogène. […] Mouvement et poids sont des distinctions de la conscience réfléchie : la conscience immédiate a la sensation d’un mouvement pesant, en quelque sorte, et cette sensation elle-même se résout à l’analyse en une série de sensations musculaires, dont chacune représente par sa nuance le lieu où elle se produit, et par sa coloration la grandeur du poids qu’on soulève. »

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre premier, « De l’intensité des états psychologiques », 1889.

Pour Bergson, l’intensité d’une sensation peut traduire un mécanisme, même très automatique, de notre organisme, comme par exemple la respiration qui, sous l’effet de l’altitude, devient plus forte. Cependant, s’il existe en ce sens une intensité mesurable de la sensation, la sensation de l’intensité, quant à elle, nous est donnée par la conscience : il s’agit d’une qualité subjective et non d’une quantité. Ce que l’on prend pour un accroissement de la sensation (on a la sensation que le poids que l’on porte est plus lourd et on pourrait donc mesurer la différence entre deux sensations de pesanteur) est peut-être une sensation d’accroissement (on ne prend pas conscience d’une différence entre des quantités, mais de notre propre différence, par exemple sous la forme d’une fatigue accrue).
Dès lors, l’intensité est bien, dans l’expérience que nous en avons, une propriété de la sensation. Pour bien se connaître, il faudrait penser nos états de conscience non pas comme plus grands ou plus faibles, comme si nous mesurions un espace délimité, mais, pour prendre des images, selon leur texture, leur couleur, leur qualité irremplaçable. Après tout, quand je parle de ma peur ou de ma joie, est-ce que je ne parle pas d’un sentiment incommensurable ?

Conclusion :

Ainsi, la recherche de soi commence peut-être par la connaissance de soi, tels que nous sommes, de notre sensibilité et de notre raison. En cela, la connaissance de sa propre sensibilité par la raison (par exemple par les moyens qui sont ceux des sciences humaines) est utile. Mais est tout aussi utile la connaissance de sa raison par la sensibilité, c’est-à-dire la sensation de soi-même, de son propre corps, de sa propre conscience, de sa vie intérieure, par l’expérience inhérente au moi. Assurément, cette connaissance de soi part de l’expérience que le sujet a de lui-même. C’est la leçon que Bergson, philosophe attentif aux nouvelles sciences humaines de son temps, nous aura transmise.