Un conte philosophique au XVIIIe siècle : Candide de Voltaire

Introduction :

Voltaire est une figure emblématique du siècle des Lumières. À tel point que le XVIIIe siècle est parfois appelé le « siècle de Voltaire ». On pense aussi inévitablement à lui lorsque l’on évoque le genre du conte philosophique, puisqu’il en est l’inventeur.

De son vrai nom François Marie Arouet, Voltaire naît en 1694 et meurt en 1778 à l’âge de 84 ans. Il interviendra dans la plupart des combats intellectuels et politiques de son temps. Cette longévité inhabituelle pour l’époque lui donne le temps de s’essayer à quasiment tous les genres littéraires : le théâtre, la poésie, l’essai philosophique, l’essai polémique, c’est-à-dire de combat, et même le traité historique.

Il commence sa carrière d’écrivain en composant des tragédies comme Œdipe ou Zaïre, qui lui assurent un succès immédiat. Par la suite, il décide de s’adapter davantage aux goûts du public, alors passionné par les contes. Au travers d’histoires brèves et distrayantes, Voltaire pense pouvoir diffuser plus efficacement les valeurs des Lumières. En 1748, il publie son premier conte philosophique, Zadig ou la destinée, suivi en 1752 par Micromégas. Mais c’est Candide ou l’Optimisme, publié en 1759, qui atteint le sommet du genre, et reste aujourd’hui le conte philosophique de Voltaire le plus célèbre.

Nous allons découvrir cette œuvre à travers deux axes distincts. Dans un premier temps, nous exposerons les grandes étapes du récit. Puis, nous étudierons les principaux thèmes philosophiques abordés dans Candide, qui font de ce conte une œuvre engagée. Dans ces deux parties, nous évoquerons les procédés stylistiques employés par Voltaire pour agrémenter sa prose et donner davantage d’impact aux idées qu’il formule.

Les grandes étapes du récit

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Définition

Incipit :

L’incipit désigne la première phrase ou le premier chapitre d’un récit.

  • Incipit

Dans l’incipit, le narrateur nous indique que Candide, le personnage éponyme du conte, est un jeune garçon naïf, « à qui la nature [a] donné les mœurs les plus douces ».

Depuis sa naissance, Candide vit en compagnie de son oncle, le baron de Thunder-ten-tronckh, dans un beau château de Westphalie, nom anciennement donné à l’Allemagne. Ce château est présenté comme une sorte de refuge idéal, où la paix et le confort semblent régner. Pangloss, le précepteur de Candide, lui enseigne que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Candide partage l’optimisme de Pangloss, jusqu’à ce qu’un incident mette fin à cette existence dorée. Le baron surprend un jour sa fille Cunégonde et Candide, qui en est amoureux, en train de s’embrasser derrière un paravent. Furieux, le baron chasse Candide du château « à grands coups de pied dans le derrière ».

Pour Candide, commence alors une vie d’errance, qui sera un enchaînement de péripéties catastrophiques, de malheurs et de désillusions. Désespéré, sans argent et affamé, Candide est engagé à son insu dans l’armée du roi des Bulgares, où il est maltraité, emprisonné et battu. Emmené à la guerre, il découvre les massacres et les horreurs de la violence militaire. Civils, enfants et vieillards sont tués sans distinction, et les femmes sont éventrées après avoir été violées.

  • Voyages de Candide

Candide parvient à s’échapper du front et se rend en Hollande. Ce pays étant une terre chrétienne, il s’attend à y être enfin bien traité. En réalité, il est confronté à l’intolérance religieuse. Il prend aussi conscience de la misère lorsqu’il rencontre un mendiant, terriblement malade et au visage putréfié, qui, comme il le découvre ensuite, n’est autre que Pangloss.

Candide et Pangloss arrivent à Lisbonne, où ils sont victimes d’un violent tremblement de terre. Celui-ci a réellement eu lieu en 1755 au Portugal. Pour conjurer la colère de Dieu, un tribunal religieux de l’époque appelé l’Inquisition organise un « bel autodafé », c’est-à-dire une cérémonie au cours de laquelle les hérétiques sont punis pour leurs péchés. Candide est condamné à être fessé en public, tandis que son précepteur est pendu.

Par miracle, Candide retrouve Cunégonde et s’enfuit avec elle en Amérique, où il espère enfin trouver le meilleur des mondes que son maître Pangloss évoquait. Mais là-bas, il perd sa bien-aimée à nouveau à cause du gouverneur de Buenos Aires, qui s’est pris de passion pour elle. Recherché, Candide doit fuir une nouvelle fois.

Accompagné de son valet Cacambo, il arrive au Paraguay, chez les Jésuites, où il rencontre le frère de Cunégonde. Celui-ci, opposé à la perspective du mariage de sa sœur avec Candide, le frappe. Candide se défend et tue le frère de Cunégonde de son épée. Contraints de fuir encore et toujours, Candide et Cacambo manquent de se faire dévorer par les Oreillons, une tribu d’indiens cannibales.

Ils parviennent ensuite au pays de l’Eldorado, une contrée idéale où foisonnent l’or et les pierres précieuses. Les poches pleines de richesses, Candide arrive à Surinam, où il croise le chemin d’un esclave noir, dont la main et la jambe sont coupées. L’esclave a été amputé par son maître pour avoir tenté de fuir. Bouleversé par tant d’horreurs, Candide songe à renoncer à son optimisme. Il sera conforté dans cette idée lors de sa rencontre avec le philosophe Martin. À l’inverse de Pangloss, ce pessimiste est persuadé que le mal règne sur le monde, et que les hommes sont irrémédiablement mauvais.

Candide et Martin voyagent ensemble à travers l’Europe. Ils passent par Paris, le Royaume-Uni, puis Venise où ils retrouvent Cacambo, devenu esclave. Il leur apprend que Cunégonde se trouve à Constantinople. Candide et Martin embarquent alors pour cette direction. En chemin, ils découvrent que Pangloss ainsi que le frère de Cunégonde sont en fait toujours vivants. Tous ensemble, ils partent pour Constantinople.

  • Dénouement

Là-bas, Candide retrouve enfin Cunégonde, mais cette dernière est devenue terriblement laide. Il décide toutefois de respecter sa promesse, et l’épouse. Dans le dernier chapitre du conte, la plupart des personnages sont réunis dans une métairie, une grande ferme achetée par Candide avec les diamants lui restant de l’Eldorado. C’est dans ce lieu protégé que chacun semble avoir l’intention de finir paisiblement ses jours, se consacrer au travail et « exercer ses talents ».

Le conte s’achève sur cette image de l’équilibre retrouvé, avec sa célèbre morale : « Il faut cultiver notre jardin ». Cette phrase joue sur le double sens du mot « culture », celle de la terre et celle de l’esprit ; la culture s’oppose à la nature sauvage et à la barbarie dépeintes par le conte.

  • Ces péripéties invraisemblables, qui s’enchaînent à un rythme effréné dans le récit, ne visent pas uniquement à capter l’attention du lecteur, le divertir et l’amuser. En effet, la majeure partie de l’ouvrage relève de la satire, qui peut être définie comme une critique de la société utilisant le rire et l’ironie. Les principaux épisodes que nous avons évoqués abordent plusieurs thématiques chères aux philosophes des Lumières, et à propos desquelles Voltaire entend mener un véritable combat.

Une œuvre engagée

Dès l’exposition de la situation initiale dans le premier chapitre, plusieurs indices permettent d’identifier les cibles de l’auteur.

  • Voltaire s’en prend d’abord à la noblesse.

Le baron et la baronne sont présentés comme des êtres vaniteux et fiers de leur puissance, qui est basée sur des motifs dérisoires : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres ». Tandis que « Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une très grande considération ». Orgueilleuse, cette noblesse apparaît également comme une caste bornée, exagérément attachée à ses privilèges et à ses préjugés moraux. Ainsi, la mère de Candide a refusé d’épouser le gentilhomme qui « n’avait pu prouver que soixante et onze quartiers », c’est-à-dire soixante et onze ascendants reconnus comme nobles.

De même, l’expulsion de Candide semble disproportionnée au regard de la petite faute commise, à savoir donner un baiser à sa cousine Cunégonde. Ce contexte où la hiérarchie et les rigueurs de la bienséance règnent est opposé à la représentation idéalisée que les personnages se font de leur environnement et de leur vie au château.

  • Cet optimisme illusoire, qui explique le titre et le sous-titre du conte, est la seconde cible de Voltaire.

Le prénom du personnage principal est lui-même significatif. À l’origine, « candide » est un adjectif qui dénote la blancheur. Candide est en quelque sorte aussi naïf et innocent que la blanche colombe. Aujourd’hui encore, on qualifie de « candide » une personne pleine d’illusions, qui ignore les difficultés et les aspects cruels de l’existence. Pangloss est le symbole de cette vision optimiste du monde.

Derrière ce personnage du prescripteur, on peut clairement identifier le philosophe allemand Leibniz. En effet, ce dernier considère que le monde est harmonieusement organisé selon le plan d’un Dieu bienveillant. C’est pourquoi la vie au château présente toutes les caractéristiques d’un paradis terrestre. Mais ces apparences sont trompeuses. Elles proviennent simplement du fait qu’au début du conte, les personnages ignorent tout des malheurs du monde. Pour eux, l’univers se limite aux frontières du domaine dans lequel ils habitent. Par exemple, Candide considère que Pangloss est « le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre ».

  • Il est évident que Voltaire critique ici une certaine croyance en la providence divine. Croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ne peut être que le fait d’une ignorance, voire d’une indifférence, à l’égard des injustices et des malheurs dont souffrent les hommes.

La suite du récit permet à Voltaire de traiter d’autres thèmes, comme celui de la guerre, dont il dénonce la cruauté et la barbarie. En effet, l’extrême violence qui s’y déploie est totalement contraire à l’idéal de civilisation que professent les Lumières. C’est ce que suggère le narrateur dans le chapitre 3, en montrant sur un ton plein de légèreté combien les vies humaines coûtent peu lors de ces massacres de masse : « Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. » Voltaire se rallie ici à l’une des grandes valeurs défendues par les philosophes du XVIIIe siècle. On retrouve cette même critique de la violence guerrière et de son absurdité dans l’article « Paix » de l’Encyclopédie.

« La guerre est un fruit de la dépravation des hommes ; c’est une maladie convulsive et violente du corps politique ; il n’est en santé, c’est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu’il jouit de la paix ».

  • L’épisode de l’autodafé, qui suit immédiatement le tremblement de terre de Lisbonne, est quant à lui une charge virulente contre le fanatisme religieux.

Dans sa correspondance, Voltaire n’oubliait jamais d’évoquer ce fanatisme en signant ses lettres par : « Écrasez l’Infâme ! » À la cruauté et à la barbarie des inquisiteurs, qui donnent des allures de fêtes à une exécution publique, s’ajoute la bêtise de leur remède contre la soi-disant colère de Dieu : « Il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler. » Ce rituel est rendu d’autant plus stupide par une notation pleine d’ironie du narrateur qui indique que, dès le lendemain, la terre se remet à trembler.

  • La rencontre de Candide avec l’esclave noir de Surinam au chapitre 19 est un autre épisode décisif du conte. L’engagement de Voltaire contre l’esclavage s’y montre sans détour.

Face à la misère de l’esclave et à la vue de son corps mutilé, Candide pleure et reproche pour la première fois son optimisme à Pangloss : comment prétendre que tout est pour le mieux dans ce monde quand des êtres humains sont traités ainsi ? À travers un dialogue qui expose clairement la brutalité de l’exploitation esclavagiste, Voltaire se joint à d’autres grandes voix des Lumières, comme celle de Montesquieu, pour appeler à l’abolition de cette pratique au nom des principes de liberté et d’égalité.

« Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ?

- Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. »

  • On peut voir dans cet extrait que parfois, Voltaire délaisse le registre ironique en faveur du registre pathétique, plus à même de susciter l’émotion et l’empathie des lecteurs à l’égard des êtres qui souffrent.

Conclusion :

« J’écris pour agir », disait Voltaire. Agir par l’écriture consiste à éveiller les consciences de son temps, afin que le plus grand nombre, une fois acquis aux principes des Lumières, puisse avoir une influence réelle sur le cours de l’Histoire et sur l’organisation de la société. Pour pouvoir agir en ce sens, Voltaire savait que plaire au public est nécessaire avant de parvenir à le convaincre. C’est pourquoi il utilise le conte philosophique. Ce genre permet de déployer les exagérations et les rires de l’ironie, une liberté de ton capable de distraire les lecteurs, et finalement de susciter leur adhésion et leur complicité. Voltaire a donc inventé un genre d’une redoutable efficacité.