Le sujet
Introduction :
Depuis l’Antiquité, les philosophes s’interrogent sur le « sujet ». Le mot vient du latin subjectum. Sub signifie « ce qui est en dessous » et jectum « être couché ». Subjectum est donc littéralement « ce qui est couché en dessous ». Pour les sujets d’un roi, cela peut renvoyer au pouvoir et à l’obligation d’obéir. Le sujet peut aussi être la base d’un verbe, d’une conversation ou d’un examen. Enfin, le sujet peut avoir un sens négatif de soumission ou de perte de contrôle, comme dans l’expression « être sujet » à la maladie ou au vertige.
Mais l’étymologie ne dit pas ce qu’est le sujet en tant qu’être. C’est-à-dire qui suis-je, moi, en tant qu’individu ? Cette question métaphysique nous préoccupera dans ce cours. Elle consiste à définir l’expression « être soi-même », très à la mode dans le langage courant.
La philosophie pose les questions suivantes :
- existe-t-il réellement un « moi-même », cette identité que je revendique fièrement ?
- Si elle existe, cette identité est-elle immuable ?
- Et est-elle nichée en moi ou n’est-elle qu’une apparence extérieure ?
Pour répondre à ces questions, nous essaierons de comprendre ce que l’opinion entend par « être soi-même ». Serait-ce être naturel, comme on l’entend souvent ? Ou plutôt faire preuve d’esprit critique et penser par soi-même ? Nous verrons ensuite que la réalité du moi est difficile à définir. Elle a constamment été remise en question jusqu’à admettre que l’identité du sujet pensant est en fait multiple et changeante.
« Être soi-même », un désir commun aux hommes
« Être soi-même », un désir commun aux hommes
La quête identitaire
La quête identitaire
Notre carte d’identité indique qui nous sommes avec notre nom, nos date et lieu de naissance, et des critères d’identification physique, comme notre taille. Néanmoins, ces quelques données nous paraissent insuffisantes, et nous cherchons à en savoir davantage sur nous-mêmes.
Le sujet selon Descartes
Dans la première moitié du XVIIe siècle, Descartes donne une définition universelle du sujet, valable pour tous les humains. Scientifique avant tout, Descartes cherche un postulat de départ incontestable sur lequel bâtir ses théories. Le seul élément indiscutable auquel il parvient est qu’il est sûr de penser.
Une autre certitude émerge : s’il pense, c’est qu’il existe. Il se demande alors s’il ne subit pas l’illusion de l’existence. Mais la pensée existe, et il l’a établi comme étant la seule certitude valable. Donc, si la pensée existe, l’entité qui l’exprime existe aussi, même si elle s’illusionne sur ce qui fait le réel.
Pour Descartes, le sujet est donc à l’origine des pensées. Ce sujet derrière la pensée est appelé sujet pensant ou être pensant. La métaphysique de Descartes repose sur le cogito ergo sum, c’est-à-dire « Je pense donc je suis ».
Tous ses questionnements sur l’existence des choses immatérielles sont rassemblés dans deux livres fondamentaux :
La métaphysique est aussi le titre d’une partie de l’œuvre d’Aristote, qui parle des phénomènes « au-delà de la physique ». La quête de l’identité, aujourd’hui si importante, est donc ancienne. Chacun veut se sentir lui-même.
Mais qu’entendons-nous par « être soi-même » ? À tort ou à raison, on entend souvent dire d’une personne qu’elle est vraiment elle-même quand elle fait preuve de spontanéité.
L’éloge du naturel
L’éloge du naturel
Le naturel existe t-il ?
Quelqu’un qui fait preuve de naturel dit ce qui lui passe par la tête. Il réagit spontanément, sans dissimuler ses émotions. Les meilleurs dans cet exercice de spontanéité et de naturel sont les très jeunes enfants. Mais leur identité ne se résume pas à ça. Très vite, les enfants doivent apprendre ce qui peut se faire, se dire et se penser. C’est ce que l’on appelle l’éducation.
Éducation :
L’éducation est ce que l’on transmet à l’enfant en terme d’habitudes de société et de culture. Quasiment tous les comportements et interactions humains résultent de l’éducation.
Une fois adultes, l’insouciance des enfants n’est plus possible et ils doivent maîtriser cette éducation. Un adulte qui, comme les enfants, n’aurait aucun recul sur ce qu’il dit pense ou fait ne serait pas considéré comme « authentique ». Son entourage le jugerait plutôt comme incapable de réserve ou de réflexion, mal élevé, asocial ou simplement bête. Il serait considéré comme étant idiot, mais aussi un peu animal.
Être adulte, c’est se conformer à des conventions sociales que nous impose notre culture. Ces conventions nous permettent de vivre en groupe. Par conséquent, rien n’est jamais naturel ou sans artifice. L’impact de l’éducation conteste donc l’argument d’« être soi-même en étant naturel ». Notre société admet pourtant l’existence et le bien-fondé de la recherche du naturel. En réalité, elle l’accepte pour mieux l’instrumentaliser.
L’instrumentalisation du naturel
Pour vendre, les marques utilisent de plus en plus le thème de la quête identitaire et de l’authenticité. La publicité joue avec l’idée qu’être soi-même, c’est être naturel. Elle admet que chacun est unique et que, même ridicule, il ne faut pas avoir honte de ce que l’on est.
L’intention paraît noble : on rend le client unique, et on lui sous-entend qu’il sera accepté avec ses particularités. Il n’aura cependant aucun traitement de faveur. En effet, chacun est invité à faire la même chose que tous les autres : boire telle boisson, porter telle marque ou manger dans tel restaurant.
Bien que séduisantes, ces publicités ne nous font pas croire en notre identité singulière puisqu’elles nous invitent à tous consommer la même chose. Cela démontre même que notre originalité apparente ne nous empêche pas d’appartenir à la société de consommation. Heureusement, l’individu peut refuser d’être assujetti à l’immense pouvoir de la publicité. Il peut choisir de ne pas se laisser influencer par la pensée dominante.
Être soi-même, une réflexion sur nos valeurs
Être soi-même, une réflexion sur nos valeurs
Imaginons quelqu’un qui ne voudrait pas céder aveuglément aux tentations de la société de consommation. Cette personne démontrerait alors une véritable volonté d’être elle-même. Pour cela, elle cherche à se construire intellectuellement et à s’émanciper des opinions et des croyances qu’elle a reçues. Elle pose un regard critique sur les influences de son environnement familial, social et culturel et n’accepte que les influences qui lui semblent légitimes au regard de sa raison. Cette personne essaie donc de penser par elle-même, au lieu d’adopter un prêt-à-penser transmis par sa famille, son entourage, l’école ou les médias.
Adopter un système de pensée opposé à celui que l’on rejette revient à adopter un système de pensée qui aura aussi des défauts. Sans rejeter en bloc le modèle en vigueur, la pensée critique le remet en question pour ne pas l’adopter aveuglément. Être soi-même suppose une exigence de réflexion qui est aussi celle de l’esprit philosophique.
Être soi-même demande donc un effort constant de réflexion et du recul sur ce qui constitue le fond de notre personnalité, c’est-à-dire nos opinions et nos valeurs.
Nous pouvons appliquer cet effort de réflexion à tous les aspects de notre vie, jusqu’à vraiment connaître ce qui fait notre moi. Mais le moi est-il si facile à connaître ?
La remise en question de l’identité du sujet
La remise en question de l’identité du sujet
Le moi est en fait inconnaissable. C’est pourquoi être soi-même est plus complexe qu’il n’y paraît, voire même impossible.
Le moi est multiple
Le moi est multiple
Les autoportraits d’artistes montrent clairement que le moi est multiple. Dans un autoportrait, la façon dont l’auteur choisit de se représenter lui-même est intéressante. Par exemple, dans son Autoportrait aux gants, Dürer se représente soigneusement habillé pour montrer son statut social de peintre reconnu.
Albrecht Dürer, Autoportrait aux gants, 1498, huile sur bois, 52 x 41 cm, Musée du Prado, Madrid
Van Gogh ou Rembrandt, eux, se peignent sans s’embellir et déforment parfois leur image pour montrer les émotions qui les habitent.
Vincent Van Gogh, Autoportrait, 1887-1888, huile sur toile, 46,5 x 35,5 cm, Fondation E.G. Bührle, Zurich
Rembrandt, Autoportrait en paysan, 1652, huile sur toile, 112,1 x 61,5 cm, Musée d’histoire de l’art, Vienne
De même, Picasso a utilisé le cubisme pour illustrer les multiples facettes de sa personnalité.
Pablo Picasso, Autoportrait face à la mort, 1972, crayon et pastel sur papier, 65,5 x 50,5 cm, Collection particulière, Tokyo
- Le moi est donc ce que nous montrons aux autres.
Cela peut être une situation professionnelle ou une attitude, mais aussi un corps réel avec sa beauté et sa laideur. C’est aussi choisir ou non du maquillage et de l’habillage. Enfin, le moi est la façon dont on se voit et ce que l’on ressent. Toutes ces choses additionnées constituent le moi, indéfinissable et aux multiples facettes.
Le moi est trouble
Le moi est trouble
Troubles pathologiques
Au XIXe siècle, un roman célèbre explore l’identité plurielle du sujet. L’extrait suivant est justement un autoportrait du personnage principal.
« Malgré toute ma duplicité, je ne méritais nullement le nom d’hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d’une sincérité parfaite ; je n’étais pas plus moi-même quand je rejetais la contrainte et me plongeais dans le vice, que lorsque je travaillais, au grand jour, à acquérir le savoir qui soulage les peines et les maux […] De jour en jour […], je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si terrible naufrage : l’homme n’est en réalité pas un mais bien deux […] et j’ose avancer l’hypothèse que l’on découvrira finalement que l’homme est formé d’une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants. »
Cet autoportrait est celui du docteur Jekyll, dans un roman de Robert Louis Stevenson publié en 1886. Ce médecin sauve des vies le jour et son alter ego fait tout l’inverse.
Alter ego :
L’expression latine alter ego signifie « l’autre lui-même ».
Mister Edward Hyde est un personnage terrifiant, vicieux et sans pitié qui assassine sauvagement ses victimes la nuit. Le personnage du docteur estime que cette identité plurielle, appelée la « confédération de citoyens multiformes », existe en chacun de nous. Ce principe, conforme au mode de pensée de l’époque, a une part de vérité.
- Au XXe siècle, la découverte de l’inconscient confirme que, même chez un sujet sain d’esprit, le psychisme est coupé, ou du moins divisé.
L’inconscient théorisé par Freud
Élaborée par Freud et Breuer à la fin du XIXe siècle, l’hypothèse de l’inconscient confirme que le sujet n’est pas constitué que de la pensée consciente. En effet, plusieurs forces agissent et influencent nos pensées et notre comportement. Freud affirme que le moi est multiple et soumis à des troubles de la personnalité :
« Le moi n’est pas maître dans sa propre maison. »
En fait, il associe au « moi » un « ça » et un « surmoi ».
- Le « moi » est l’individu conscient, capable de se plier aux conventions sociales.
- Le « ça » désigne les pulsions fortement liées au corps et à l’instinct animal d’un individu. Le plaisir domine le ça, qui est freiné par le moi.
- Le « surmoi », enfin, est la morale, ce que la bonne éducation a normalement inculqué à l’enfant. Malheureusement, le moi adulte ne peut pas toujours faire ce que demande le surmoi, car il vit en société. Par exemple, il peut accepter de mentir pour éviter une situation inconfortable pour lui.
- Pour Freud, le sujet est donc composé d’un ça et d’un surmoi, qui sont tour à tour exprimés ou censurés par le moi.
Si le moi n’est « pas maître dans sa propre maison », c’est parce que notre psychisme ne se réduit pas au moi et à ce dont nous avons conscience de nous-même. Des désirs inconscients nous échappent toujours.
L’énigme du sujet : le moi nous échappe
L’énigme du sujet : le moi nous échappe
L’introspection, un échec ?
Au XVIe siècle, l’écrivain Montaigne tente de déchiffrer son moi. « Je n’ai d’autre objet que de me peindre moi-même. », explique-t-il au début des Essais, son œuvre majeure.
Le sujet vu par Montaigne
Montaigne se lance dans l’introspection et tente de dresser un autoportrait aussi fidèle que possible. Finalement, il découvre que le moi n’est pas connaissable. Pourquoi ? Parce que l’identité n’est pas une réalité stable et intangible. L’identité est une substance en devenir, et elle n’est jamais achevée. Montaigne dit :
« Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme. Il est malaisé d’y fonder un jugement constant et uniforme. »
Essais I, 1
Pour comprendre cette affirmation et ce qu’est le moi multiple, il faut penser à sa propre expérience. N’a-t-on jamais dit, enfant, « quand j’étais petit(e), je croyais que… » ? À cette époque, on était différent de ce que l’on est aujourd’hui, et on comprenait les choses différemment. De même, nous ne sommes pas semblables à celui ou celle que nous étions l’année dernière, et nous sommes différents de celui ou celle que nous serons l’année prochaine. Nous ne sommes donc jamais totalement les mêmes. Jour après jour, nous avons cependant la sensation d’être identiques.
C’est pourquoi Montaigne affirme :
« Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux. »
Ce « tantôt » désigne à la fois le passé et l’avenir.
L’identité change donc perpétuellement, tout en conservant une forme de permanence. Pareillement au mot sujet qui signifie « en dessous de quelque chose », l’identité est un socle qui permet de se reconnaître comme étant moi, le même, à travers tous les changements subis.
- Le sujet est donc à la fois toujours le même, et toujours un autre.
Le sujet selon Sartre
Voyons à présent une conception plus moderne du moi. Au XXe siècle, dans L’existentialisme est un humanisme, Sartre parle des hommes en disant :
« L’existence précède l’essence. »
L’essence désigne la nature d’une chose ou d’un être, c’est sa définition. Cette célèbre formule signifie que le fait d’exister, de vivre au sens biologique et physique du terme, précède le fait d’être humain. Un être humain ne serait donc qu’un être imprécis, qui se modifie selon l’existence qu’il mène.
Cette phrase est au fondement de l’existentialisme, la philosophie créée par Sartre. Il dit que l’identité d’une personne se construit progressivement au cours de son « existence ». C’est en existant, par ses projets et par ses actions, que l’homme forme lui-même son identité.
Avec Sartre, on peut conclure qu’aucun homme n’est jamais totalement et définitivement lui-même. Et heureusement ! Nous pouvons toujours faire des choix qui transforment notre moi. Nos actes font ce que nous sommes. La pensée de Sartre est dite « humaniste ». Il considère que l’homme, parce qu’il n’est jamais totalement lui-même, peut toujours changer, s’améliorer et progresser.
Conclusion :
Nous avons vu qu’être soi-même, c’est cultiver sa singularité en pensant par soi-même face à une société qui nous pousse à être des consommateurs comme les autres.
Cependant, le moi n’est pas une réalité immédiate, inscrite en chacun de nous et qui ne demande qu’à s’exprimer spontanément. Croire que l’on peut simplement être soi-même sans effort ni travail sur soi, c’est être assujetti et subir une illusion qui nous éloigne de nous-même.
Nous ne pouvons pas posséder une connaissance totale de nous-même. Parce qu’il est en devenir, le sujet peut simplement apprendre constamment à se connaître. Notre identité est une construction, et le sujet reste une énigme à résoudre tout au long de l’existence.