La démonstration

Introduction :

En grec, la démonstration est « ce qui montre ». Mais que nous montre-t-elle ?

La démonstration montre à notre esprit ce que nos sens ne peuvent ni percevoir, ni comprendre de prime abord. Elle concerne donc le domaine de la raison pure. La démonstration cherche à accéder à une connaissance uniquement par la force de l’intellect. Elle se distingue donc de l’argumentation, qui compte sur la force des sentiments autant que sur celle de la raison.

Pour autant, suffit-il qu’un raisonnement soit rigoureux pour être vrai ? La démonstration est-elle un moyen infaillible pour nous apprendre quelque chose sur le réel ?

Pour éviter tout contresens, et afin de répondre à ces questions, nous différencierons d’abord « démontrer » et « argumenter ». Nous nous demanderons ensuite comment fonctionne la démonstration, et nous verrons en troisième partie que la démonstration peut comporter des failles.

Démontrer et argumenter

Dans le langage ordinaire, démontrer et argumenter sont considérés comme des synonymes. Mais leur sens philosophique est plus restreint.

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Définition

Démontrer :

Démontrer consiste à prouver la validité d’une conclusion à partir d’un ensemble de propositions de départ, appelées prémisses.

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Attention

Dans le langage ordinaire, démontrer est pris comme synonyme d’argumenter. Il faut donc éviter de confondre les deux en philosophie.

Argumenter

Argumenter, c’est défendre son point de vue à l’aide d’arguments. Ces arguments sont différents, et plutôt de nature rationnelle et affective. Par exemple, pour convaincre quelqu’un du génie de notre groupe de musique préféré, nous utiliserons des idées qui s’adressent à sa raison. Nous pourrons lui faire lire la partition d’un morceau afin de lui prouver l’excellence de sa musicalité. Si la raison de notre interlocuteur est étrangère au solfège, nous utiliserons des arguments plus affectifs. Nous lui expliquerons que ce groupe est reconnu par la presse entière, et citerons les journaux qui lui ont consacré un article.

Si l’argument d’autorité ne suffit toujours pas, nous nous adresserons encore plus directement au centre émotionnel de notre interlocuteur. Nous lui rappellerons ainsi que nous sommes musicien alors que lui ne l’est pas, et que la musique est une affaire de connaisseurs. S’il se vexe, nous serons plus habiles et le flatterons en affirmant qu’une oreille aussi sensible et avertie que la sienne ne peut pas passer à côté de ce groupe.

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Définition

Argumenter :

Argumenter consiste donc à défendre une opinion personnelle, en jouant sur la force des émotions et des valeurs susceptibles de rallier notre interlocuteur à notre opinion.

Nous avons davantage de chances d’obtenir ce que nous voulons en flattant une personne, plutôt qu’en l’ennuyant avec de longs discours logiques. Certes, « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute », mais l’âme humaine cède facilement à la flatterie et aux émotions plaisantes. Ce qui compte pour le flatteur n’est pas de rechercher une vérité commune avec son interlocuteur, mais d’avoir raison et d’obtenir ce qu’il veut. Dans l’exemple précédent, nous prétendons que le groupe de musique en question est le meilleur. Ce que nous voulons est que notre ami nous accompagne en concert. La vérité est ici affaire d’intérêt personnel.

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À retenir

L’argumentation défend donc une opinion à l’aide d’arguments rationnels et affectifs, dans un but individuel ou commun à un groupe.

Démontrer : la raison comme seul juge

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Définition

Démonstration :

La démonstration en revanche ne vise pas à établir une opinion individuelle mais un savoir commun, par la seule force de la raison.

La démonstration relève donc du rationalisme.

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Définition

Rationalisme :

Le rationaliste affirme que la raison est la seule source de connaissances, car nos sens ne sont pas fiables.

La conception du rationaliste est partagée par beaucoup de penseurs, dont Platon et Descartes.

Pourquoi dire que les sens ne sont pas fiables ? Tout d’abord parce que les sensations dépendent de chacun. Je peux par exemple avoir froid lorsque quelqu’un d’autre a chaud. De plus, nous nous trompons facilement lorsque nous ressentons quelque chose. Nous pouvons penser que notre voisin crie ou que le téléphone sonne alors que ces bruits viennent de la télévision.

En revanche, puisque la démonstration se fonde exclusivement sur la raison, en user correctement permet d’établir des vérités certaines, universelles et infaillibles. Bâties de façon indéniable, ces vérités sont acceptées et partagées par tous. En effet, un raisonnement qui s’exerce correctement parvient à une conclusion unique, et donc à un résultat identique pour tous.

Comment fonctionne une démonstration ?

La raison m’engage moi comme le reste de l’humanité

Si nous suivons attentivement la démonstration qui prouve la théorie de la relativité, nous parviendrons, tout comme Einstein, à l’équation : $E= MC^{2}$.

Une démonstration invite son auditoire à penser par lui-même, pour aboutir à la même conclusion qu’elle. Cela pourrait être pervers : à quoi bon penser par soi-même si cela mène à penser la même chose que son voisin ? La démonstration a pour but de ne servir que les choses vraies pour tous. Sa force est de viser la pensée universelle.

La démonstration engage donc celui qui la fait autant que tous les hommes. Par exemple, une démonstration mathématique n’est pas une opinion individuelle. C’est un procédé qui permet d’assurer la validité d’une conclusion commune à tous.

Le raisonnement mathématique

La démonstration mathématique est rigoureuse. Elle se base sur des prémisses et nous apprend quelque chose de plus, en lien avec le réel. Par exemple, l’équation $E= MC^{2}$ a révolutionné notre compréhension de la matière :

  • elle nous apprend d’abord que la matière peut être transformée en énergie et réciproquement ;
  • et ensuite qu’une très petite masse de matière peut renfermer une immense énergie.

Les réactions nucléaires sont une application de ce principe. Qu’il s’agisse d’une bombe ou d’une centrale électrique, la découverte de cette équation a permis de produire de l’énergie en masse. La rigueur mathématique donne donc naissance à d’autres réalisations. Utilisée à bon escient, la démonstration se veut avant tout constructive.

Le raisonnement logique

Tout d’abord, une conclusion est nécessaire dans le raisonnement. En acceptant les prémisses de départ, on ne peut donc pas refuser la conclusion qui s’impose à la fin du raisonnement. Raisonner est un art, qui consiste à passer des prémisses aux conclusions par un acte d’inférence.

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Définition

Inférence :

Inférer, c’est tirer une conclusion à partir de quelque chose. L’inférence est une réflexion qui consiste à partir d’une conséquence pour en déduire les causes.

Par exemple, la règle d’inférence veut que si on voit de la fumée, ce qui est le constat d’une conséquence, on en déduit qu’il y a du feu.

Un exemple particulier de raisonnement : le syllogisme

Beaucoup de philosophes dont Aristote considèrent que le seul raisonnement rigoureux est la déduction telle qu’elle existe dans le syllogisme. En voici un connu :

Tous les hommes sont mortels
Or Socrate est un homme
Donc Socrate est mortel

Le syllogisme comprend trois propositions : deux prémisses et une conclusion. Les propositions fonctionnent deux par deux. La première prémisse fonctionne avec le second, qui fonctionne avec la conclusion. La seconde prémisse est appelé moyen terme. Il fait le lien entre le premier et la conclusion. La validité de ce raisonnement repose sur le fait que les prémisses permettent sans contradiction de tirer la conclusion. Si les prémisses sont vraies, alors la conclusion l’est aussi.

Nous pourrions alors croire qu’en raisonnant rigoureusement à partir de prémisses, nous obtenons forcément une vérité sur le réel qui nous entoure. Néanmoins, nous allons voir que tous les syllogismes n’aboutissent pas à une vérité.

Les failles de la démonstration

Vérité formelle et vérité matérielle

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Attention

Il faut être méfiant : des syllogismes peuvent être valides sur le plan formel, mais aboutir en fait à un raisonnement faux.

Nous pouvons par exemple écrire :

Tous les hommes sont des cornichons
Or Socrate est un homme
Donc Socrate est un cornichon

Ce syllogisme est juste du point de vue de la forme. Mais il est faux sur le plan de la vérité matérielle. Même si dans la logique de ce raisonnement, Socrate est un cornichon, il n’en est pas un dans la réalité. Ici, le problème n’est pas dans le raisonnement, dont la conclusion est bonne au vu des prémisses. Ce sont les prémisses qui sont fausses.

Il existe d’autres façons d’abuser du raisonnement logique et ainsi de faire passer des erreurs pour la réalité. C’est ce qu’Aristote appelle le syllogisme rhétorique, dont abusent beaucoup de sophistes de l’Antiquité, ennemis de Socrate sur le plan idéologique. Le syllogisme est donc davantage un jeu de l’esprit et une manière de s’entraîner à raisonner, qu’un moyen d’apprendre quelque chose. En effet, la conclusion du syllogisme ne nous apprend rien de plus que ce qui est contenu dans les prémisses. Et comme nous venons de le voir, les prémisses peuvent être sans rapport avec la réalité. Pour démontrer rigoureusement, il faut donc partir de prémisses justes.

Scepticisme ou recours à l’évidence ?

Dans un raisonnement, les prémisses sont des propositions qui servent à démontrer toutes les autres. Mais peuvent-elles être, elles-mêmes, démontrées ? Reprenons le syllogisme d’Aristote. Pour être certain que Socrate est mortel, il faudrait pouvoir démontrer que tous les hommes le sont, et que Socrate est un homme. Or, ces deux propositions sont indémontrables. Ce sont des prémisses que nous devons admettre comme des vérités.

La vérité des prémisses est donc admise sans preuve. Sinon, la vérité du syllogisme n’existe pas. Les sceptiques considèrent que si la vérité des prémisses ne peut pas être démontrée, alors les connaissances qui en découlent sont arbitraires.

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Définition

Scepticisme :

Le scepticisme est une école philosophique qui remet en question la possibilité d’élaborer des connaissances certaines. Pour les penseurs sceptiques, l’Homme est soit condamné à vivre dans l’ignorance, soit contraint de se contenter d’un savoir incertain.

Pourtant, certains philosophes refusent de se résigner au scepticisme. Et face au problème des fondements de la connaissance, ils proposent la solution suivante : si nous ne pouvons pas démontrer les propositions initiales, alors nous pouvons y accéder intuitivement.

En plus de son intellect, l’Homme possède un autre sens pour accéder à des vérités premières, et ainsi démontrer le reste des connaissances.

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À retenir

Il est vrai que tous les hommes sont mortels. Et si cette proposition est vraie sans que nous puissions la démontrer, cela signifie que notre raison peut accéder au vrai autrement que par la seule démonstration.

En fait, le principe « tous les hommes sont mortels » apparaît vrai à notre esprit de manière évidente. L’évidence est une idée dont la vérité nous « saute aux yeux ». Dans notre exemple, l’idée de mortalité est la première vérité sur laquelle se fondent les autres. Elle est une certitude immédiate, une évidence.

Quelle faculté rencontre l’évidence ?

Au XVIIe siècle, la faculté permettant d’appréhender l’évidence fait débat. Si les sens permettent d’appréhender les sensations, et si la raison permet de raisonner, quelle est la faculté qui permet de saisir l’évidence ?

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Réflexion

L’évidence selon Descartes

Pour Descartes, l’intuition permet de saisir les évidences premières. Elle reste de l’ordre du rationnel et n’est pas, comme on l’entend aujourd’hui, un sixième sens irrationnel. L’intuition est une connexion intellectuelle immédiate de l’esprit à son objet.

Dans le syllogisme de Socrate, les deux prémisses ne sont donc pas des suppositions indémontrables, mais des évidences incontestables que l’esprit a immédiatement saisies comme vraies. Pour parvenir à la conclusion que « Socrate est mortel », l’esprit travaille par médiation. Il met en relation les deux premières prémisses qui permettent d’aboutir à la seule conclusion possible qu’est la mortalité de Socrate.

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Réflexion

L’évidence selon Pascal

Selon le chrétien Pascal, si la raison ne peut pas démontrer toutes les propositions nécessaires à un raisonnement, c’est que seule, elle est incapable de construire une science. La raison a besoin d’une autre faculté pour rendre possible son exercice, et permettre d’accéder à la vérité.

Cette faculté est le cœur, que Pascal définit dans les Pensées :

« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur : c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point part, essaye de les combattre […] Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. »

Pascal, Pensées

Dans la logique aristotélicienne, ces évidences indémontrables sur lesquelles l’Homme est forcé de baser sa réflexion sont appelées axiomes. Ce sont des vérités incontestables, dont chacun peut avoir la preuve en observant le monde qui l’entoure. Il semble donc que nous puissions nous fier aux évidences, puisque notre raison ne peut pas fonctionner sans elles. Mais l’évidence est-elle un critère infaillible de la vérité ?

Avec les progrès de la science, a-t-on renoncé aux axiomes ?

Ne devons-nous pas nous méfier d’une idée qui nous semble évidente ? Après tout, une évidence est souvent une idée qui va dans le sens de nos désirs, de nos intérêts ou de nos déterminismes culturels. Platon est le premier philosophe à se méfier de l’évidence, car elle prend souvent l’apparence d’une idée rationnelle, alors qu’elle n’est qu’une connaissance sensible, partielle et donc insuffisante.

Les sciences, notamment les mathématiques, ne définissent pas l’axiome par la notion d’évidence, et considèrent qu’elle ne se sert pas de prémisses. La science nomme ces vérités indémontrables des « hypothèses ». Elles sont la condition sine qua none à l’avancée des réflexions, tous domaines confondus. Par conséquent, la forme de tout raisonnement est hypothético-déductive. Ces hypothèses sont admises comme exactes « en l’état actuel des connaissances scientifiques », mais pourront être remises en question par des découvertes ultérieures.

Conclusion :

La démonstration est une exigence rationnelle de preuves et de justification. Néanmoins, toutes les connaissances ne peuvent pas dépendre d’une démonstration, qui se limite à montrer la cohérence formelle d’une proposition avec d’autres. La vérité de ce qui est démontré dépend de la vérité des prémisses.

Mais comment la vérité des prémisses est-elle possible ? Selon les sceptiques, elle est impossible. Nous devons donc recourir à une autre faculté intellectuelle, la faculté intuitive, qui permet l’évidence des vérités premières. L’évidence intellectuelle serait immédiate et infaillible. Certaines vérités premières apparaissent à l’esprit avec certitude sans qu’il soit nécessaire de les démontrer.

Le recours à l’évidence intellectuelle est utile, mais ne fait pas l’unanimité auprès des philosophes et des mathématiciens. Aujourd’hui, les premiers principes d’une réflexion sont plutôt des hypothèses dont notre esprit doit se contenter, pour construire des connaissances.