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Introduction :
Au XIXe siècle, l’Europe occidentale se voit transformée par des changements industriels, technologiques, sociaux, et démographiques sans précédent. Témoins de ces bouleversements, les poètes de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècle portent peu à peu leurs regards sur tout ce qui a trait à cette « modernité » naissante.
Cette période est propice à un renouveau de la création poétique, caractérisé par une libération des formes traditionnelles.
Nous nous demanderons comment le monde moderne est devenu une source d’inspiration, et dans quelle mesure ce nouvel élan a été à l’origine de nouvelles formes de poésie.
D’abord, nous présenterons le contexte historique dans lequel a émergé la modernité poétique, ensuite nous expliquerons comment la dynamique créative de cette période s’est affranchie des codes pour explorer plus librement le monde qui l’entoure. Enfin, nous analyserons le poème « Zone » dans lequel Apollinaire fait l’éloge de la modernité tout en affirmant une nouvelle esthétique et un nouveau rapport du poète au monde.
Émergence de la modernité poétique
Les bouleversements politiques et technologiques de la société sont à l’origine de l’émergence de nouveaux centres d’intérêts artistiques dans la deuxième moitié du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. De ces nouveaux sujets découle une nouvelle approche du genre.
Un monde moderne en pleine ébullition
Boulevard Montmartre, effet de nuit, Camille Pissaro, 1898, huile sur toile, 55 × 65 cm, National Gallery, Londres
Le XIXe siècle est caractérisé par des mutations technologiques (le développement ferroviaire et automobile), industrielles (l’essor des usines), et démographiques (l’augmentation de la population et une urbanisation très forte).
Et, en dépit des fortes tensions sociales qui découlent de cette industrialisation, les villes se font l’espace d’expression de cette modernité fascinante. Comme en témoignent l’installation de l’éclairage public, l’arrivée de la publicité, ou encore des automobiles.
Publicité pour l’Électricine, Lucien Lefèvre, 1897
Marquée par l’optimisme, l’intensité de la vie culturelle et la certitude du progrès, Paris est au cœur de cette Europe de la Belle Époque.
La « Belle Époque » désigne (principalement en France et en Belgique) une période s'étendant de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale. Elle est notamment marquée par d’importants progrès sociaux, politiques, technologiques et économiques. Sublimée par l’électricité, Paris « Ville Lumière » devient la scène urbaine littéraire par excellence.
Ces transformations poussent les poètes à réinterroger le rapport de l’Homme à ce nouveau monde en pleine ébullition.
Naissance de la modernité poétique
Dans le sillon des remises en cause thématiques et formelles engagées par le romantisme, les poètes de cette époque vont poursuivre l’exploration des possibilités offertes par le langage.
Les poètes vont rechercher un langage capable de rendre compte de la complexité de leurs sensations face aux mystères de ce nouveau monde : c’est la naissance de la modernité poétique.
Vanité, Constantin Guys, vers 1875-1885, dessin sur papier
La poésie du monde moderne a d’abord été celle de Charles Baudelaire. Inspiré par le travail du dessinateur Constantin Guys, il est l’un des premiers à avoir fait entrer en poésie des thèmes nouveaux comme la ville et la rue.
Dans Les Fleurs du mal (1857), une section s’intitule déjà « Tableaux parisiens » ; puis, dans Le Spleen de Paris (1861), la thématique urbaine devient omniprésente. Le poète se promène dans la ville, fasciné par le spectacle insolite de la voie publique.
La poésie de Baudelaire, en rupture avec le mouvement romantique qui puise son inspiration dans la nature, est résolument urbaine.
Pour rester au plus proche de ses perceptions sensorielles, Baudelaire innove en évoquant la ville de façon fragmentaire grâce à un découpage d’images et de sons. Il décompose la ville pour mieux la recomposer selon sa propre expérience.
Inspiré (entre autres) par les audaces de l’écriture d’Aloysius Bertrand, Baudelaire finira par abandonner les règles canoniques de la versification, dont les contraintes limitent son inspiration. Si, dans Les Fleurs du mal, Baudelaire conserve des formes fixes comme le sonnet, il écrira Le Spleen de Paris entièrement en prose.
Le monde moderne rentre ainsi en littérature et renouvelle le genre poétique.
Succédant à Baudelaire, des poètes comme Rimbaud, Verlaine, et Mallarmé vont multiplier les expériences pour renouveler l'inspiration et le langage poétique.
Le poète moderne : en quête de sens, en quête de langue
Au tournant du siècle, les poètes vont s’emparer de nouveaux thèmes liés à la modernité : la fascination pour les progrès techniques et la vitesse, la célébration des espaces ouverts par les nouveaux transports comme le train ou le bateau.
Pour exprimer leurs sentiments à l’égard de cette modernité, les poètes vont refuser d’utiliser un langage figé par des codes contraignants et chercher à redonner au langage toute sa puissance créatrice.
Portrait photographique de Blaise Cendrars, Anonyme, 1916
Par exemple, dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913), le poète Blaise Cendrars calque son écriture sur la vitesse du train qui le transporte. L’utilisation du vers libre et l'alternance de vers non-rimés suivent le rythme du train.
« Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature ! »
Extrait de La Prose du Transsibérien, Blaise Cendrars, 1913
Le poète moderne remplit ainsi les fonctions qui ont toujours fait l’essence de la poésie :
Une libération poétique
À présent nous allons voir comment les poètes de cette période se sont affranchis des codes traditionnels.
Le détournement des formes anciennes
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, des poètes ont engagé des transformations formelles et mis l’accent sur la prosodie : la forme versifiée est conservée, mais elle est adaptée pour explorer toutes les ressources de la langue et de sa musicalité.
Prosodie :
La prosodie regroupe l’ensemble des règles de versification fixant les rapports entre les mots et leur musique pour créer des émotions. Les recherches en prosodie impliquent un travail sur la durée, la mélodie et le rythme des sons qui donnent plus de sens aux mots.
Portrait photographique de Paul Verlaine, Otto Wegener, 1893, impression carbone
Portrait photographique d’Arthur Rimbaud, Étienne Carjat, 1872
La libération du vers
Au-delà du détournement de formes anciennes, les poètes de cette époque vont petit à petit s’affranchir du vers traditionnel jusqu’à expérimenter la poésie en prose.
Dans les années 1870, Arthur Rimbaud choisit souvent le vers libre ou la prose pour ses poèmes, de façon à pouvoir plus facilement laisser libre cours à son imagination.
Vers libre :
Le vers libre n’obéit pas à une structure régulière : ni mètre, ni rime, ni strophe. Il se caractérise par la recherche du rythme le plus adapté à la création du poète. Ce vers est caractéristique de la poésie moderne et s’oppose au vers traditionnel.
Il s’agit, pour parvenir à faire émerger une nouvelle sensibilité, d’utiliser un nouveau véhicule émotif. En substance, c’est ce que Rimbaud exprime en écrivant dans sa lettre dites « du voyant » à Paul Demeny : « Les inventions d’inconnus réclament des formes nouvelles. »
Il faut rappeler que Rimbaud est redevable de ces anciennes formes. Quand c’est Baudelaire qui les employait, il n’hésitait pas à qualifier ce dernier, dans la même lettre, de « vrai Dieu ».
Poésie moderne et art contemporain
La modernité ne bouleverse pas seulement les codes de la poésie mais également ceux des autres arts conduisant par exemple à l’apparition de la peinture cubiste.
Les différentes disciplines artistiques ne sont pas cloisonnées et s’influencent entre elles.
Nature morte avec fruits et mandoline, Juan Gris, 1919, huile sur toile, 92 × 65 cm, Galerie Beyeler, Bâle
Proche des peintres cubistes qui remettaient en question une représentation trop figurative de la réalité, Apollinaire a voulu, avec son recueil Calligrammes, échapper à la linéarité du poème en représentant ce dont parle le poème par le dessin.
« Il pleut », Apollinaire, Calligrammes
Dans le poème « Il pleut » tiré de Calligrammes, le poème est écrit sous forme de pluie.
Au-delà d’une simple influence, il arrive aussi parfois que les auteurs coopèrent pour proposer une œuvre commune, un même objet artistique.
Dans le cas de La Prose du Transsibérien (écrit par Blaise Cendrars et illustré par Sonia Delaunay), on parle même de simultanéité du poème et de la peinture.
La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, 1913
L’émotion produite par le texte est censée rencontrer l’émotivité primaire des couleurs vives.
Les deux artistes jouent avec les effets de contrastes, que ce soit sur le plan chromatique du dépliant ou sur le plan thématique du texte, pour fabriquer un effet d’enchaînement rapide et haletant qui rappelle l’allure constante d’un train.
Nous allons à présent étudier le poème « Zone » dans lequel Guillaume Apollinaire fait l’éloge de la modernité tout en renouvelant l’écriture poétique.
Apollinaire : « Zone », Alcools
L’auteur et son œuvre
Guillaume Apollinaire est né en 1880. Abandonné par son père, il grandit avec sa mère avant de venir s’installer à Paris à l’âge de 20 ans. Il se lie rapidement aux milieux artistiques, en particulier avec des peintres comme Pablo Picasso, André Derain et le Douanier-Rousseau.
Après une longue gestation de plus de 15 ans, il publie en 1913 le recueil Alcools. Sa rencontre avec Louise de Coligny-Châtillon lui inspirera ses Poèmes à Lou.
Guillaume Apollinaire après sa blessure à la tempe, anonyme, 1916
En 1914, il s’engage dans la Grande Guerre. De retour après avoir été blessé par un éclat d’obus en 1916, il poursuit son œuvre poétique.
En 1918, il publie Calligrammes, un recueil de poésie original mêlant dessin et poésie. Affaibli par sa blessure, il meurt de la grippe espagnole en novembre 1918.
Son plus grand succès, Alcools, est rapidement remarqué pour son originalité, tant dans la forme que dans les thèmes choisis. « Zone », placé au début du recueil, est un hymne à la modernité de son temps.
Zone
À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventure policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thieville et l'avenue des Ternes
[…]
Extrait (début) du poème « Zone », Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
L’éloge de la modernité et du quotidien
Le poème « Zone », véritable hymne à la modernité, exprime la fascination d’Apollinaire pour le Paris du début du XXe siècle.
En grec, zone signifie « ceinture qui se referme sur elle-même ». Dans le texte, il s’agit certainement d’une bande de terrain vague qui entourait les fortifications de Paris. Le terme peut renvoyer à la périphérie des villes, à l’urbanisme, comme à la poésie moderne qui s’aventure en zones inexplorées. Apollinaire ne s'intéresse pas aux quartiers chics du centre de Paris, mais à la nouvelle zone des quartiers industriels.
Dès le premier vers « À la fin tu es las de ce monde ancien », le poète rejette le vieux monde et fait l'éloge du changement et de la modernité.
Au deuxième vers, il rend hommage à la tour Eiffel, symbole de la révolution industrielle avec « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin». « Le troupeau des ponts » est une métaphore désignant les arches des ponts sur la Seine, similaires à un troupeau de moutons.
La métaphore est filée car la tour Eiffel, dressée au milieu des ponts, est assimilée à une bergère dominant « le troupeau ». Puis elle se poursuit en fin de vers par « bêle ce matin ».
Champ de Mars : La Tour Rouge, Robert Delaunay, 1911, huile sur toile, 160,7 × 128,6 cm, Institut d’art de Chicago
À l'époque d'Apollinaire, la tour Eiffel apparaît comme le symbole de la modernité. Elle est d'ailleurs représentée dans plusieurs tableaux cubistes (Delaunay, Braque, Picasso).
Robert Delaunay réalisera des dizaines de tableaux de la tour, cherchant à tout prix à la saisir par toutes ses faces. Il arpente les rues de Paris pendant des heures, à la recherche du meilleur angle d’approche.
Ensuite, le poète fait se confronter deux mondes : le monde ancien de l’Antiquité et le monde moderne, celui des automobiles et des avions. Seule la religion fait exception car, éternelle, elle reste forcément une composante de la modernité.
La Fille de Rodin, Affiche de 1888 annonçant la sortie d'un roman policier, anonyme, Gallica BnF
Puis, Apollinaire loue la poésie du monde moderne (prospectus, catalogues, affiches, publicité, journaux, romans policiers), à la fois quotidienne, abondante et facile d’accès.
Enfin, dans la dernière strophe de l’extrait, il fait l’éloge de la vie quotidienne d’une « rue industrielle ». Il évoque avec fascination les mouvements (« Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent ») et les bruits de cette rue en ébullition en utilisant le champ lexical du bruit (« gémit », « clairon », « cloche », « aboie », « la sirène », « criaillent ») et des allitérations permettant une harmonie imitative : allitération en [k], en [p] et [r] imitant le caquètement du perroquet (« Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent »).
Apollinaire, même s’il transfigure la réalité, cherche à restituer dans « Zone » son expérience réelle de la ville.
En définitive, le poème ne fait pas une apologie aveugle du progrès. Tout en convoquant des thèmes contemporains, le poète cherche à exprimer ce que la poésie à toujours permis aux poètes d’exprimer : sa propre sensibilité et l’affirmation de son expérience personnelle.
Une nouvelle esthétique poétique
« Zone » est un poème innovant où Apollinaire joue avec les codes d’une esthétique nouvelle.
Cette libération poétique de la forme, du vers et des mots entraîne des effets de juxtaposition des images et donne une représentation fragmentaire de la réalité. Cette nouvelle écriture permet de donner une impression de simultanéité et d’enchaînement de toutes les images et tous les mouvements du monde contemporain ; impression largement renforcée par l’absence totale de la ponctuation qui constitue la plus grande originalité du poème.
Apollinaire affirme ici une nouvelle esthétique poétique basée sur la juxtaposition d’images porteuses de sens. En cela, il rejoint les courants de l’art contemporain comme le cubisme qui proposait de représenter les différentes faces d’un objet simultanément.
Conclusion :
Au XIXe puis au début du XXe siècle, les progrès liés à l’industrialisation de l’Europe vont devenir un objet de fascination pour les poètes (et plus largement pour tous les artistes) de cette période. Le monde moderne rentre en poésie.
L’écriture codifiée de la poésie traditionnelle est peu à peu considérée comme trop contraignante pour rendre compte de l’effervescence de ce nouveau monde. Dès lors, certains poètes vont n’avoir de cesse de renouveler le langage poétique pour se libérer des formes traditionnelles et témoigner plus intimement de leur expérience. Le monde moderne est ainsi à l’origine du renouveau de l’écriture poétique.