Gide et la crise du roman au XXe siècle

Introduction :

En 1889, André Gide, âgé de vingt ans, décide d’arrêter ses études pour se consacrer à la littérature. Dès 1890, il publie sa première œuvre, un journal fictif intitulé Les Cahiers d’André Walter. C’est aux alentours de cette même année que l’histoire littéraire fixe les débuts de ce qu’on appelle communément la crise du roman, mouvement de remise en cause des codes traditionnels du genre. Gide participe à cet élan. Il exprime explicitement son envie de remettre en question le roman tel qu’il a existé jusqu’alors et de le réinventer. Ambitieux, il écrit en 1891 qu’il souhaite devenir la référence dans ce domaine : « Mallarmé pour la poésie, Maeterlinck pour le drame, – et quoique auprès d’eux deux je me sente bien un peu gringalet, j’ajoute Moi pour le roman » (Correspondance, André Gide, Paul Valéry). Il n’accordera d’ailleurs la dénomination de roman qu’à une seule de ses œuvres : Les Faux-Monnayeurs, résultat d’une longue recherche dont le Journal des Faux-Monnayeurs témoigne en partie.

Dans un premier temps, nous présenterons à grands traits les formes que le roman présentait jusqu’à cette crise majeure, puis nous indiquerons quels aspects du roman se trouvent alors rejetés par les écrivains et critiques. Enfin, nous préciserons la position de Gide sur la question.

Le roman au XIXe siècle

Au XIXe siècle, le roman français est engagé dans deux voies principales : le réalisme et le naturalisme.

Le roman réaliste

Le réalisme est un mouvement artistique et littéraire qui apparaît en France à la fin de la seconde moitié du XIXe siècle et se déploie essentiellement en peinture et en littérature.

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À retenir

Il s’agit, dans tous les cas, de représenter le réel le plus fidèlement possible et avec un souci d’objectivité, sans en rejeter les aspects les plus bas.

Sur ce plan, le réalisme s’oppose à l’idéalisme qui consiste à embellir le réel. Honoré de Balzac traduit l’intention des réalistes par l’expression « faire concurrence à l’état civil ».

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Définition

État civil :

L’état civil d’une personne est l’ensemble des données permettant de l’identifier (nom, âge, profession, situation familiale…). Par extension, c’est le nom donné aux services d’une mairie qui conservent les registres contenant toutes ces informations.

Stendhal exprime la même idée mais dans des termes différents. Pour lui, un roman est « un miroir tendu le long d’un chemin ».

L’écrivain réaliste est donc avant tout un observateur de la société dans laquelle il vit. Il place un personnage au sein de celle-ci et le fait évoluer dans certains milieux sociaux dont il révèle le mode de fonctionnement et les rouages secrets. Mais l’écrivain réaliste est également un chercheur qui appuie son imagination sur de la documentation.
Par exemple, pour décrire l’agonie de son héroïne Emma Bovary, Flaubert a étudié dans des ouvrages de médecine les symptômes d’un empoisonnement à l’arsenic.

  • Un roman réaliste a donc une dimension documentaire.

Ainsi, les romans d’Honoré de Balzac constituent de précieuses sources d’information sur la Restauration (régime politique français de 1815 à 1830) et la monarchie de Juillet (régime politique français de 1830 à 1848). On y trouve une peinture sociale et morale reposant sur de longues descriptions riches en précisions. L’auteur y montre par exemple la cupidité des hommes, leur soif d’enrichissement, leur ambition ; il décrit ses personnages aussi bien physiquement que psychologiquement.

Par exemple, Le Père Goriot, de Balzac, met en scène le personnage de Rastignac, originaire d’une famille provinciale modeste, qui monte à Paris avec l’ambition de se faire une place dans la haute société. Il est aidé par sa cousine, la vicomtesse de Beauséant, et par un certain Vautrin. Ce dernier séjourne comme lui dans la pension Vauquer où réside aussi un vieillard désargenté : le père Goriot. Celui-ci, un bourgeois qui avait fait fortune dans le commerce du blé, s’est ruiné pour doter et permettre à ses deux filles, Anastasie de Restaud et Delphine de Nucingen, de se marier avec des aristocrates. Mais, depuis, elles renient leur père. Rastignac, lui aussi, se laissera emporter par sa passion du pouvoir et de l’argent. Le roman montre ainsi les rapports de classe en faisant évoluer le jeune Rastignac de la bourgeoisie à l’aristocratie et de la province à la capitale, ce qui offre au lecteur une peinture des mœurs de ces différents milieux.

Le narrateur de ces romans est souvent omniscient : il sait tout du passé, du présent de ses personnages et même de ce qui les attend : tous les événements tendent vers un but défini au préalable ; la narration est construite de telle sorte que le lecteur ressent l’enchaînement des causes et des effets. Il semble donc qu’il n’y ait pas de place laissée au hasard dans la succession des faits mais un certain déterminisme. Certains passages cependant relèvent d’une focalisation interne (les choses sont perçues à travers le personnage dont le point de vue est ainsi révélé).

Le roman réaliste est parfaitement représenté par Balzac et sa Comédie Humaine (1842-1850), fresque composée d’environ quatre-vingt dix romans répartis en différents ensembles dont l’un des plus importants est intitulé Études de mœurs.

Stendhal et Flaubert sont également considérés comme des romanciers réalistes bien que ce terme ne rende jamais compte de la totalité de leur production ni de leur inspiration.

Le roman naturaliste

Le projet des réalistes trouve son aboutissement dans le roman naturaliste, représenté notamment par les frères Goncourt et par Émile Zola, auteur de la fresque des Rougon-Macquart. Cet ensemble de vingt romans écrits entre 1871 et 1893 porte le sous-titre : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire.

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À retenir

L’ambition de Zola est scientifique et s’inspire des travaux de Claude Bernard, un biologiste. Il s’agit de montrer qu’une personne est conditionnée et déterminée par son milieu social, par les circonstances et par ses conditions physiologiques (le fonctionnement de ses organes). Ses personnages, représentatifs du peuple, circulent dans toutes les couches de la société (monde des ouvriers, des artistes, des financiers…) ce qui offre une vision complète de la société de son temps.

Ces deux types de roman, fortement liés au réel, sont rejetés par les romanciers de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle.

Le rejet du roman réaliste et naturaliste ou « la crise du roman »

Cette critique porte essentiellement sur quatre aspects des romans réalistes et naturalistes.

Les tromperies de la mimèsis (ou « imitation ») et de l’objectivité

Pour toute une génération d’écrivains, les projets réaliste et naturaliste sont caducs car ils reposent sur une contradiction : on ne peut en effet revendiquer en même temps la dimension véridique d’une histoire, le fait qu’elle reproduise la réalité telle qu’elle est et son caractère fictif.

De plus, l’objectivité prônée par les réalistes et les naturalistes semble impossible à atteindre : tout est subjectif dans la perception de ce qui nous entoure. Un romancier à lui seul ne peut embrasser l’ensemble de la réalité. Et même s’il effectue des recherches et se documente sur les sujets qu’il traite, il est contraint de faire des choix dans les informations qu’il compile. De plus, par souci de construire une intrigue qui se tienne, il grossit les éléments qui la servent au détriment d’autres, jugés moins significatifs, et il déforme le réel. Le romancier trompe donc le lecteur en niant cet aspect de la création littéraire.

Le narrateur omniscient

La deuxième critique porte sur le narrateur omniscient. Puisqu’il va de soi qu’une subjectivité humaine est limitée, pourquoi confier la narration d’une histoire à un être omniscient qui perçoit tout et sait tout sur tout, à l’image d’un dieu ?

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À retenir

Les nouveaux romanciers souhaitent supprimer ce type de narrateur et abandonner la focalisation zéro (ou point de vue omniscient). Ils lui préfèrent une multiplicité de subjectivités : l’histoire peut alors être racontée par plusieurs narrateurs différents, multipliant ainsi les points de vue sur les événements et abandonnant l’idée d’une vérité unique.

Les descriptions

Les descriptions occupent une place importante dans les romans réalistes et naturalistes. Elles sont censées contribuer à la représentation fidèle de la réalité. Le roman renouvelé, lui, s’en abstiendra le plus possible, qu’il s’agisse de décrire des lieux ou de brosser des portraits physiques et psychologiques.

La construction d’une intrigue

Enfin, la dimension artificielle d’une intrigue où tous les éléments sont significatifs parce qu’ils permettent de progresser vers un résultat final préparé est proscrite. Pour les détracteurs du naturalisme, l’intrigue doit éclater, accueillir des éléments gratuits.

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À retenir

La narration ne sera donc plus nécessairement linéaire, chronologique.

Si André Gide rejette lui aussi les anciennes formes de roman, il mettra cependant un certain temps avant de composer l’œuvre correspondant à son idéal : Les Faux-Monnayeurs.

La position d’André Gide

André Gide littérature terminale Les Faux-Monnayeurs André Gide (1869-1951)

La tentation symboliste

Lorsqu’André Gide décide de se consacrer à la littérature, c’est aussi avec le projet de s’écarter des formes anciennes. Il est un temps attiré par le symbolisme, né d’une vive opposition au naturalisme, par sa vision mécaniste de l’homme et de l’univers et par sa prétendue objectivité. Le symbolisme, surtout représenté en poésie (Charles Cros, René Ghil, Jules Laforgue) s’appuie sur des recherches de langage : les symbolistes considèrent que le mystère est l’essence même de la réalité qui nous entoure et que pour la saisir, la connaissance rationnelle est inefficace. Le symbolisme ne décrit donc pas mais suggère en ayant recours aux symboles : c’est le rêve de chaque poète qui est transmis, sa vision subjective car il n’y a pas d’objectivité possible. Les symbolistes se réclament de Verlaine et de Rimbaud.

Cette recherche se prête mieux à la poésie qu’au roman. Pourtant Gide, en 1893, compose ce qu’il souhaite être un roman symboliste : Le Voyage d’Urien. Mais après un voyage marquant en Afrique du Nord et la découverte de son homosexualité, Gide rompt avec ce milieu littéraire et rédige son autobiographie : Les Nourritures terrestres.

Les Faux-Monnayeurs évoque ce détachement : « la grande faiblesse de l’école symboliste, c’est de n’avoir apporté qu’une esthétique ; toutes les grandes écoles ont apporté, avec un nouveau style, une nouvelle éthique, un nouveau cahier des charges, des nouvelles tables, une nouvelle façon de voir, de comprendre l’amour et de se comporter dans la vie. Le symboliste, lui, c’est bien simple : il ne se comportait pas dans la vie ; il ne cherchait pas à la comprendre; il la niait ; il lui tournait le dos. »

Des romans reniés

Après Le Voyage d’Urien, Gide compose d’autres textes romanesques comme L’Immoraliste (1902), La Porte étroite (1909) ou Isabelle (1911) mais, plus tard, il retire à tous ces textes leur appellation de « roman ». Dans la préface de cette dernière œuvre, il s’en explique : ce qu’il a écrit ne correspond pas à l’idée qu’il se fait du roman parce que « le roman, tel que je le reconnais ou l’imagine, comporte une diversité de points de vue, soumise à la diversité des personnages qu’il met en scène. »

Les Faux-Monnayeurs

Publié en 1925, Les Faux-Monnayeurs est, selon Gide lui-même, son premier roman. Ce livre correspond à un tournant dans la vie de l’écrivain, aussi bien personnel que littéraire. En 1917, Gide a entamé une relation amoureuse avec Marc Allégret, un réalisateur de cinéma plus jeune que lui de 26 ans. Non seulement, Gide ne craint plus d’afficher son homosexualité, ses goûts, mais aussi, assumant une relation pédérastique au sens antique du terme – un homme mûr devient l’amant et le formateur d’un jeune homme –, il écrit un livre qui devra éduquer Marc en lui transmettant les valeurs qu’il juge les plus importantes, tant sur le plan humain que littéraire.

Marc Allégret et André Gide en 1920 littérature terminale Les Faux-Monnayeurs Marc Allégret et André Gide en 1920

Conclusion :

Gide prend part au mouvement de remise en cause du roman réaliste et naturaliste. L’écriture des Faux-Monnayeurs marque l’aboutissement d’un parcours personnel et littéraire. Ce premier et unique roman gidien explorera toutes les voies nouvelles ouvertes par la crise du roman et marquera une étape clé dans l’histoire de la littérature française.