Vision du monde et esthétique du Nouveau Roman

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Introduction :

Dans son essai Pour un nouveau roman, paru en 1963, Alain Robbe-Grillet estime que le courant du nouveau roman englobe « tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l’homme et le monde ». Il s’oppose à une approche figée du récit qui voudrait faire du roman du XIXe siècle ce qu’il appelle un « modèle ».
Il propose de déconstruire « quelques notions périmées » parmi lesquelles le personnage, le recours à un certain type de psychologie, l’utilisation de la description et du temps.
Mais, avant toute chose, les néoromanciers entrent en rupture avec une vision du monde qui perçoit le temps dans un déroulement linéaire, et l’espace comme un domaine qui peut être pleinement perçu.

Dès lors, comment la vision du monde de l’auteur·e et l’esthétique du nouveau roman s’articulent-elles ?
Nous Tout d’abord nous montrerons que le nouveau roman opère une remise en question des conventions romanesques traditionnelles. À travers l’étude d’un extrait du roman La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, nous verrons ensuite que le refus de l’histoire suppose un nouveau rapport à la temporalité. Enfin, nous nous attacherons à l’esthétique cinématographique présente dans un extrait de La Modification de Michel Butor pour démontrer que le nouveau roman est avant tout une école du regard.

Une remise en question des conventions romanesques traditionnelles

Dans Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet postule que « chaque romancier, chaque roman doit inventer sa propre forme » car « le livre crée pour lui seul (le roman) ses propres règles ».

nouveau roman Robbe-Grillet Sarraute Alain Robbe-Grillet, 2002, ©Ninarichard

S’il reconnaît les remises en question proposées par Flaubert, Proust ou Joyce, Alain Robbe-Grillet estime qu’ils sont encore tributaires d’une vision étriquée de l’art romanesque.

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. »

Lettre à Louise Colet, Gustave Flaubert (16 janvier 1852)

Un système de valeurs dépassé : raconter est impossible

André Breton, chef de fil dusurréalisme, avait déjà dénoncé l’imposture du réalisme en littérature. Dans son sillage, le nouveau roman s’oppose au récit traditionnel qui donne l'illusion de la réalité.
Le réalisme est lié à la société bourgeoise du XIXe siècle et à la croyance de cette dernière en un monde intelligible : un univers stable et cohérent que l’on peut déchiffrer.
Les conflits mondiaux et les totalitarismes du XXe siècle ont ébranlé cette certitude. L’être humain a sa part d’ombre, l’histoire est faite de soubresauts. L’évolution vers le nouveau roman s’impose comme une adaptation au changement de relations entre l’homme et le monde.

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À retenir

Dans ce contexte, le récit réaliste de type linéaire semble inadapté pour dire les souffrances qui s’imposent à l’humanité en plein milieu du XXe siècle.

La question de la linéarité du temps est centrale. Dans le roman balzacien, le temps a pour rôle d’assurer le devenir du personnage suivant le schéma « naissance, croissance, paroxysme, déclin et chute » (Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman pour cette citation et les suivantes). Cela suppose une chronologie identifiable.
Dans le récit moderne, « le temps n’accomplit plus rien », il est « coupé de sa temporalité ».
Le temps n’est plus linéaire : il y a des variations de rythme, des répétitions, des ruptures, des contradictions. Le seul ordre est celui de la succession des phrases.

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Astuce

Ces ruptures ont déjà été approchées dans le passé. Par exemple par Diderot dans Jacques le Fataliste et son maître, ou par Proust dans À la recherche du temps perdu, mais la démarche de Robbe-Grillet se distingue par son extrême radicalité et son refus des conventions mimétiques habituelles.

Robbe-Grillet préconise un récit minimaliste au présent : les temps du récit ne sont plus de mise puisque les néoromanciers rejettent l’histoire. Le présent met en valeur une intemporalité en accord avec leur nouvelle appréhension du temps. On peut citer La Jalousie pour illustrer nos propos :

« Il absorbe son potage avec rapidité. Bien qu’il ne se livre à aucun geste excessif, bien qu’il tienne sa cuillère de façon convenable et avale le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en œuvre, pour cette modeste besogne, une énergie et un entrain démesurés. »

La Jalousie, Alain Robbe-Grillet (1957)

  • Le temps semble ici suspendu à cette action « modeste ».

Le nouveau roman va également refuser l’usage du point de vue omniscient qui suppose la présence d’un narrateur au savoir complet dont la fonction est d’actionner les ficelles de son récit.

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Astuce

Remarque :

Dans un essai sur François Mauriac, Jean-Paul Sartre appelle le point de vue omniscient la « narration Dieu-le-Père ».

Ce concept narratif est mis à mal par le nouveau roman puisque « raconter est devenu proprement impossible » (Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman).

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À retenir

Désormais, le roman doit refléter la complexité de l’homme et le caractère insaisissable du monde.

Le refus de l’ordre balzacien passe aussi par une critique virulente de la figure qui porte en elle ces valeurs d’un autre temps : le personnage.

Le refus du personnage de type balzacien

La psychanalyse, définie en 1922 par Freud, a révélé le « foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l'inconscient » selon les mots de Nathalie Sarraute.
Cette nouvelle science a ouvert la voie, dans les genres romanesques et théâtraux, à une remise en question de la notion de personnage : comment faire exister ce qui n’est que manque et opacité ?

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Exemple

Pensons au mystère que représente Meursault dans L’Étranger d’Albert Camus, à l’hébétude de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ou à la déréliction des personnages du théâtre de Samuel Beckett.

  • Ces personnages romanesques expriment toute l’ambiguïté psychologique que les néoromanciers vont tenter de saisir.
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À retenir

Les auteurs du nouveau roman refusent les personnages réalistes qui reposent, selon eux, sur des conceptions psychologiques dépassées.

Le personnage qui a un nom, une hérédité, un caractère, un visage, un passé, un métier, des biens, est un « fantoche » selon Robbe-Grillet.
Les personnages du nouveau roman ont rarement un nom, parfois ils sont désignés par une seule lettre, le narrateur n’en fait pas de portrait, ils ne sont pas définis socialement.

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Dans son essai L’Ère du soupçon (1956), Nathalie Sarraute propose de renoncer à « la vieille analyse des sentiments » et au réalisme psychologique caractéristique du roman d’analyse né avec La Princesse de Clèves.

L’absence de personnages clairement définis traduit une conception de l’existence reposant sur le vide, la lacune et les fluctuations. Les auteur·e·s du nouveau roman se livrent à un procès de la connaissance.

Le rejet de la description réaliste

La description était une part importante du projet réaliste. Grâce à elle, il s’agissait de reproduire l’aspect de ce qu’on considérait comme doué d’une permanence et préexistant. On retrouve cet usage dans les romans de Balzac.
Comme les autres outils du roman réaliste, la description semble dépassée pour les auteurs du nouveau roman. Ils excluent le mimétisme : reproduire et imiter un réel devenu incohérent et instable n’est pas envisageable.

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Astuce

Nombre de leurs contemporains ont reproché aux néoromanciers de faire des descriptions confuses et sans utilité.

La description est une « image […] mise en doute à mesure qu’elle se construit » (Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman pour cette citation et les suivantes). Aussi peut-elle parfois se contredire, se répéter, bifurquer. Autonome, elle a une « fonction créatrice » et ne sert plus à reproduire le réel ni à légitimer le récit. Ou plutôt, si elle reproduit un réel, c’est celui du cheminement de l’inconscient, que l’on ne connaît qu’incomplètement, qui est trompeur, qui change de direction brusquement. 

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À retenir

Le monde romanesque est alors perçu comme un univers autonome qui ne fonctionne pas par similarité avec le réel mais par une vie issue de l’écriture.

Dans le nouveau roman, la description peut partir de rien, « d’un menu fragment sans importance » à partir duquel elle invente une « architecture ». Mais parce qu’elle se contredit et se complique, elle est mise en doute au fur et à mesure qu’elle s’élabore. Nous verrons cela plus loin dans l’analyse d’un extrait de La Jalousie.

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Astuce

L’écrivain est conscient que cette description est une « déception » pour le lecteur qui n’y est pas habitué.
Il en ressort un brouillage volontaire de l’image produite par la description.

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À retenir

Cette remise en question des formes narratives suppose que les lecteurs sont capables de s’intéresser à un roman qui ne contient pas d’intrigue.

Les codes de lecture doivent changer. Les lecteurs doivent être actifs en recréant eux-mêmes un univers, leur rôle se rapprochant en cela de celui de l’écrivain.

Le refus de l’intrigue

Pour Alain Robbe-Grillet, l’intrigue (il l’appelle « histoire » dans son essai) est une notion obsolète sur laquelle se construit le roman réaliste. Selon lui, il est inacceptable de considérer que l’intrigue serait la raison d’être du roman.
C’est ce qui apparaît dans La Jalousie.

« Le personnage principal du livre est un fonctionnaire des douanes. Le personnage n'est pas un fonctionnaire, mais un employé supérieur d’une vieille compagnie commerciale. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises. Elles évoluent rapidement vers l’escroquerie. Les affaires de la compagnie sont très bonnes. Le personnage principal – apprend-on – est malhonnête. Il est honnête, il essaie de rétablir une situation compromise par son prédécesseur, mort dans un accident de voiture. Mais il n'a pas eu de prédécesseur, car la compagnie est de fondation toute récente ; et ce n'était pas un accident. Il est d'ailleurs question d’un navire (un grand navire blanc) et non de voiture. »

La Jalousie, Alain Robbe-Grillet, 1957, édition Gallimard, p. 216-218

La Jalousie (1957), troisième roman d'Alain Robbe-Grillet, met en scène deux personnages :

  • une femme, « A… » ;
  • et un homme, Franck, qui pourrait être son amant.

Le narrateur semble omniprésent dans toutes les scènes mais en même temps inexistant et apparemment neutre. Pourtant, le titre du roman nous laisse imaginer qu’il pourrait être le mari de A…, engagée dans une relation adultère avec Franck. Il détaille de manière objective (c’est-à-dire de manière neutre et extérieure, sans interprétations ni commentaires) les mouvements et les échanges des amants. Il décrit aussi le lieu : une maison coloniale et sa plantation de bananiers. Certaines scènes, dont celle-ci, reviennent à différents moments du roman.

Un récit sans logique

Ce passage est extrait d’une des dernières pages du roman : il s’agit de l’excipit et de la septième occurrence de la scène de l’apéritif. Le roman africain que Frank et A… ont lu ou lisent est évoqué pour la dernière fois : c’est de ce roman que parle l’extrait.

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Définition

Excipit :

L’excipit (opposé d’incipit) désigne les dernières lignes d’une œuvre qui clôturent celle-ci.

L’intrigue manque de logique : aucun élément n’est sûr, tout y est contradictoire. L’incohérence est marquée par la succession des deux premières phrases présentant une double construction antithétique du verbe « être » (« est/n’est pas »). À chaque fois, la reprise du sujet accentue cet effet. On relève successivement les groupes nominaux « le personnage principal du livre » puis « le personnage », « les affaires de cette compagnie » puis « les affaires de la compagnie ».
La contradiction du récit est aussi indiquée par les antonymes « mauvaise/très bonne » et « honnête/malhonnête » de même que par l’adversatif (conjonction qui marque une opposition) « mais ».

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Astuce

Par ailleurs, le contenu du roman décrit ici n’a pas de rapport avec ce qui en est évoqué dans les premières pages.

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À retenir

L’auteur cherche à illustrer le caractère dérisoire de toute fiction. Par un effet de mise en abyme, ce passage illustre sa conception du roman.

L’incertitude narrative

Dans cet extrait, tout semble incertain, à commencer par le narrateur lui-même. Le mystère sur l’incise « apprend-on » sème une ambiguïté. S’agit-il de la voix du narrateur ou de celle d’un des deux personnages discutant ? On peut se poser la même question à propos de l’emploi de la locution adverbiale « d’ailleurs », et de la présence de la parenthèse qui termine le paragraphe : de qui provient cette précision ?
Par ailleurs, l’identité du personnage est très vague. Il est dit « fonctionnaire des douanes ou employé », et par son caractère apparaît « honnête ou non ». Une phrase en dément une autre. On apprend qu’il n’y a pas eu de « prédécesseur », alors même qu’il a d’abord été annoncé. Le doute mène au raisonnement absurde : s’il n’y a pas eu de prédécesseur, donc pas d’accident, pourquoi écrire que « ce n’était pas un accident de voiture » ?

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À retenir

On cherche vainement dans ce texte une intrigue et sa progression.

On retrouve ici le rejet de la linéarité du récit. Dans ce qui pourrait amorcer une intrigue, deux phrases contradictoires sont juxtaposées : « les affaires de la compagnie sont très bonnes. Les affaires de cette compagnie sont mauvaises, elles évoluent rapidement vers l'escroquerie. »
Ces effets sont renforcés par l’utilisation de la parataxe.

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Définition

Parataxe :

La parataxe est un mode de construction de phrase qui consiste à juxtaposer des phrases ou des propositions sans indiquer explicitement le rapport qui les unit.

En outre, le narrateur enveloppe ses personnages d’un mystère constant.

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Astuce

Rien de surprenant à cela puisque Alain Robbe-Grillet ne croit plus au personnage. Il estime que « l’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule » et appelle arbitrairement son personnage féminin « A… ».
Remarquons néanmoins qu’il ne s’agit pas d’une lettre simple. Les points de suspension qui la suivent supposent d’autres lettres et donc une réalité onomastique possible. C’est au lecteur de compléter cette suspension, de donner au personnage son patronyme complet grâce à son imagination

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À retenir

L’intrigue n’est pas ce qui intéresse les auteurs du nouveau roman. Ils lui préfèrent une succession d’instantanés, un éclairage par le regard plutôt que l’omniscience.

Mais comme nous l’avons expliqué précédemment, ces nombreux effets d’opposition, ces retours en arrière, ces embûches qui se glissent contre toute certitude, ne sont pas simplement vouées à une autodestruction du récit ordinaire. Ces effets cherchent à souligner que la narration et la description sont en train de se faire, avec le lecteur.

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À retenir

Le mouvement de contradiction étant le mouvement logique et constant de la pensée, il est normal que le roman reprenne ce rythme aheurté de la conscience.

  • Ce n’est pas une esthétique de l’antiréalisme, mais d’un nouveau réalisme.

L’École du regard : l’esthétique cinématographique du nouveau roman

Roland Barthes a qualifié le nouveau roman de « littérature objective ».

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Astuce

Remarque :

L’écriture du nouveau roman s’apparente à l’art cinématographique, notamment par l’utilisation du point de vue externe et une pratique du montage en séquences.

C’est ce que nous allons observer dans cet extrait du roman de Michel Butor, La Modification.

Alt texte Compartiment C, Edward Hopper, 1938, 50,8 × 45,7 cm, New York

« Ici, dans ce compartiment, bercés et malmenés par le bruit soutenu, par sa profonde vibration constante soulignée irrégulièrement de stridences et d’hululations en touffes épineuses, les quatre visages en face de vous se balancent ensemble sans dire un mot, sans faire un geste, tandis que l’ecclésiastique de l’autre côté de la fenêtre, avec un léger soupir d’exaspération, referme son bréviaire relié de cuir noir souple, tout en gardant son index entre les pages à tranche dorée comme signet, laissant flotter le mince ruban de soie blanche. »

Michel Butor, La Modification, 1957, Éditions de Minuit, p. 13-14.

La Modification, publié en 1957, est le roman le plus célèbre de Michel Butor. Le personnage principal monte dans le train reliant Paris à Rome pour rejoindre sa maîtresse, Cécile. Il décide de renoncer à son projet pendant le voyage.
Nous nous intéresserons à la dimension cinématographique de ce texte.

Un regard à distance

Le caractère cinématographique de l’extrait se signale tout d’abord par l’utilisation de la deuxième personne du pluriel. Le personnage est désigné par le pronom personnel « vous » qui instaure une distance du personnage avec lui-même.
Le choix de ce pronom permet en outre une identification confuse du lecteur au personnage, rappelant en cela l’une des aspirations du nouveau roman : rendre le lecteur actif et créateur.

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Attention

Il ne s’agit pas de perdre le lecteur, mais de l’inviter à penser à la structuration du récit plutôt qu’à son semblant de réalisme.

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À retenir

La dimension cinématographique apparaît à travers l’utilisation du point de vue externe. Le personnage, à distance, est ici l’œil-caméra à travers lequel est décrit ce qu’il se produit dans ce compartiment.

Les connecteurs et indications de lieu dépendent du regard du personnage et dessinent la situation d’énonciation. On peut relever l’adverbe « ici » et les groupes prépositionnels « dans ce compartiment », « en face de vous », « de l’autre côté de la fenêtre ».

  • L’adverbe « ici » ancre le personnage et le lecteur dans un temps et un espace présent et immédiat. Il n’y a pas de ligne temporelle puisque tout se saisit sur le moment et tout le monde se rencontre : lecteur, auteur, personnage.
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À retenir

Cette immersion dépasse la vue seule pour lui substituer le regard caméra impliquant un individu, le personnage principal, embarqué physiquement dans le train avec les passagers.

Cette immersion est favorisée par un point de vue mouvant qui reproduit ce que le cinéma nomme des « effets de caméras ».

Des effets de caméras

Le personnage, et avec lui le lecteur, semblent enfermés dans ce monde clos. C’est ce que la syntaxe cherche à montrer, à travers cette longue phrase ponctuée de plusieurs virgules.

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À retenir

Pourtant, le texte donne l’impression d’opérer un travelling sur le décor.

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Définition

Travelling :

Un travelling est un procédé cinématographique consistant à déplacer la caméra pendant la prise de vues (sur rail, chariot ou épaule du·de la cadreur·euse).

Dans la phrase, les propositions se superposent, comme les images se suivent à l’écran. Chaque information est dépendante de la précédente et induit la suivante. Il n’y a ni anticipation ni flashback.

travelling ciném nouveau roman caméra Tournage du film Alamo en 2004. Chariot de travelling sur bogies et rails en U, supportant une dolly sur pneumatiques. ©SeanDevine

En accord avec les aspirations du nouveau roman, cet extrait ne décrit pas le lieu mais privilégie les effets de l’environnement sur la scène et les personnages qui l’occupent.
Il tente de rendre compte d’une certaine pénibilité du voyage avec un regard en mouvement, malmené par les secousses de la route que souligne l’allitération en « r » : « profonde vibration constante soulignée irrégulièrement de stridences ».

  • Grâce à cet attachement narratif aux sens, on perçoit le malaise de celui qui est désigné par le « vous ».

Le début du texte propose en réalité une sorte de plan-séquence (continuité d’une prise de vue unique) puisqu’il s’agit d’un même lieu, d’un même espace dramatique, puis glisse peu à peu du général au particulier et se rapprochant des personnages.

Des gros plans

Le narrateur insiste sur les mouvements des différents personnages. Il a l’air de les analyser de manière très rapprochée, plan après plan. De manière antithétique (et métonymique), il est écrit que les « quatre visages » des passagers « se balancent ».
Parmi ces quatre visages indéterminés, un personnage va se détacher : l’ecclésiastique et plus précisément son geste et « son index entre les pages à tranche dorée ». La mention du flottement du ruban de soie rappelle la technique du très gros plan, voire du ralenti.

  • Du train, on passe au compartiment, puis aux voyageurs, et enfin à l’objet que l’un d’eux tient dans sa main, dans une sorte de plan-séquence allant du général au particulier.

Voyage train voyageurs Les Compagnons de voyage, Augustus Egg, 1862, huile sur toile, 65.3 × 78.7 cm, musée de Birmingham.

Le roman La Modification témoigne de l’importance du regard, de la description et d’un attachement aux détails dans lequel on retrouve l’influence du cinéma.

En créant une esthétique construite uniquement sur la projection du regard, les auteurs du nouveau roman se détachent de la subjectivité traditionnelle. Il se contente de ne donner à lire que les apparences des choses, comme si elles étaient tout simplement filmées, vues, observées, mais jamais jugées ou interprétées.

  • La superposition d’instants, comme la superposition de plans cinématographiques est une sorte de tentative d’objectivité.

Conclusion :

Le personnage du nouveau roman, s’il est encore possible de parler de personnage, ne se réduit plus qu’à une simple subjectivité dénuée d’une réelle identité. L’écrivain rend compte d’un flux de conscience plutôt que de comportements ou de discours logiques. Les néoromanciers ne croient plus en l’utilité de faire exister un personnage dont les caractéristiques et la fonction sont entièrement liées au système de pensée du XIXe siècle.
Cette prise de conscience de l’impossible compréhension des choses et des êtres impose un rejet des codes traditionnels du roman, une écriture de type minimaliste et une distance recherchée. Pour cela, ces romans abandonnent l’intrigue et privilégient le regard, l’impression et la photographie. Le narrateur, déchu, n’est plus omniscient mais scrupuleux observateur. Le point de vue est toujours externe, et dans ce monde extérieur scruté se projette une conscience désincarnée. Le personnage n’est plus le vecteur de la vision du monde certes, mais la projection d’une conscience demeure tout de même. Dans ces circonstances, c’est au lecteur de créer le récit grâce aux bribes de conscience concédées par l’auteur. L’œil du lecteur est, en quelque sorte, l’œil d’une caméra inquiète qui capte des signes parcellaires de la réalité, mais jamais sa totalité.